Jean Baptiste Pocquelin de Molière: Le misantrope, comédie.
Parijs, 1674 [= Amsterdam, D. Elzevier, 1674]
(Oorspronkelijke editie 1666.)
Exemplaar: UBA: OK 73-497 : 2
Vertaald door Hermanus Angelkot Sr.: Misantrope. Amsterdam, 1682.
LE MISANTROPE COMEDIE. PAR J.B.P. DE MOLIERE.
ACTEURS.
Alceste, amant de Célimène,
Philinte, ami dAlceste,
Oronte, amant de Célimène,
Célimène, amante dAlceste,
Éliante, cousine de Célimène,
Arsinoé, amie de Célimène,
Acaste,
Clitandre,
}
Marquis.
Basque, valet de Célimène,
Un garde de la maréchaussée de France,
Dubois, valet dAlceste.
La scène est à Paris.
LE MISANTROPE, COMEDIE. _____________ ACTE PREMIER.
Scène première.
Philinte, Alceste.
Philinte
Quest-ce donc? Quavez-vous?
Alceste, assis.
Quest-ce donc? Quavez-vous? Laissez-moi, je vous prie.
Philinte
Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie...
Alceste
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
Philinte
Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.
Alceste
(5) Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
Philinte
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre;
Et, quoique amis enfin, je suis tous des premiers...
Alceste, se levant brusquement.
Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers.
Jai fait jusques ici profession de lêtre;
(10) Mais, après ce quen vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus.
Philinte
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte?
Alceste
Allez, vous devriez mourir de pure honte;
(15) Une telle action ne saurait sexcuser,
Et tout homme dhonneur sen doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, doffres, et de serments,
(20) Vous chargez la fureur de vos embrassements:
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
Î peine pouvez-vous dire comme il se nomme;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, dindifférent!
(25) Morbleu! cest une chose indigne, lâche, infâme,
De sabaisser ainsi jusquà trahir son âme;
Et si, par un malheur, jen avais fait autant,
Je mirais, de regret, pendre tout à linstant.
Philinte
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable;
(30) Et je vous supplierai davoir pour agréable,
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, sil vous plaît.
Alceste
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce!
Philinte
Mais, sérieusement, que voulez-vous quon fasse?
Alceste
(35) Je veux quon soit sincère, et quen homme dhonneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.
Philinte
Lorsquun homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
(40) Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Quaffectent la plupart de vos gens à la mode;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
(45) Ces affables donneurs dembrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs dinutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air lhonnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on quun homme vous caresse,
(50) Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin il court en faire autant?
Non, non, il nest point dâme un peu bien située
Qui veuille dune estime ainsi prostituée;
(55) Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès quon voit quon nous mêle avec tout lunivers:
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et cest nestimer rien questimer tout le monde.
Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
(60) Morbleu! vous nêtes pas pour être de mes gens;
Je refuse dun coeur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence;
Je veux quon me distingue; et, pour le trancher net,
Lami du genre humain nest point du tout mon fait.
Philinte
(65) Mais quand on est du monde, il faut bien que lon rende
Quelques dehors civils que lusage demande.
Alceste
Non, vous dis-je; on devrait châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblants damitié.
Je veux que lon soit homme, et quen toute rencontre
(70) Le fond de notre coeur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Philinte
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule, et serait peu permise;
(75) Et parfois, nen déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce quon a dans le coeur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que deux on pense?
Et quand on a quelquun quon hait ou qui déplaît
(80) Lui doit-on déclarer la chose comme elle est?
Alceste
Oui.
Philinte
Oui. Quoi! vous iriez dire à la vieille Émilie
Quà son âge il sied mal de faire la jolie?
Et que le blanc quelle a scandalise chacun?
Alceste
Sans doute.
Philinte
Sans doute. Ë Dorilas, quil est trop importun;
(85) Et quil nest à la cour, oreille quil ne lasse
Ë conter sa bravoure et léclat de sa race?
Alceste
Fort bien.
Philinte
Fort bien. Vous vous moquez.
Alceste
Fort bien. Vous vous moquez. Je ne me moque point.
Et je vais népargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
(90) Ne moffrent rien quobjets à méchauffer la bile;
Jentre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Quinjustice, intérêt, trahison, fourberie;
(95) Je ny puis plus tenir, jenrage; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Philinte
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
(100) Ces deux frères que peint lÉcole des maris,
Dont...
Alceste
Dont... Mon Dieu! laissons là, vos comparaisons fades.
Philinte
Non: tout de bon, quittez toutes ces incartades.
Le monde par vos soins ne se changera pas:
Et puisque la franchise a pour vous tant dappas,
(105) Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez donne la comédie;
Et quun si grand courroux contre les moeurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.
Alceste
Tant mieux, morbleu! tant mieux, cest ce que je demande.
(110) Ce mest un fort bon signe, et ma joie en est grande.
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché dêtre sage à leurs yeux.
Philinte
Vous voulez un grand mal à la nature humaine.
Alceste
Oui, jai conçu pour elle une effroyable haine.
Philinte
(115) Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes...
Alceste
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes:
Les uns, parce quils sont méchants et malfaisants,
(120) Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et navoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit linjuste excès
Pour le franc scélérat avec qui jai procès.
(125) Au travers de son masque on voit à plein le traître;
Partout il est connu pour tout ce quil peut être;
Et ses roulements dyeux, et son ton radouci,
Nimposent quà des gens qui ne sont point dici.
On sait que ce pied-plat, digne quon le confonde,
(130) Par de sales emplois sest poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux quen tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne:
(135) Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul ny contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue;
On laccueille, on lui rit, partout il sinsinue;
Et sil est, par la brigue, un rang à disputer,
(140) Sur le plus honnête homme on le voit lemporter.
Têtebleu! ce me sont de mortelles blessures,
De voir quavec le vice on garde des mesures;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert lapproche des humains.
Philinte
(145) Mon Dieu! des moeurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine;
Ne lexaminons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable;
(150) Ë force de sagesse, on peut être blâmable;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que lon soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages;
(155) Elle veut aux mortels trop de perfection:
Il faut fléchir au temps sans obstination;
Et cest une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
Jobserve, comme vous, cent choses tous les jours,
(160) Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours;
Mais quoi quà chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux comme vous, on ne me voit point être;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont;
Jaccoutume mon âme à souffrir ce quils font,
(165) Et je crois quà la cour, de même quà la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
Alceste
Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien,
Ce flegme pourra-t-il ne séchauffer de rien?
Et sil faut, par hasard, quun ami vous trahisse,
(170) Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou quon tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux?
Philinte
Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,
Comme vices unis à lhumaine nature;
(175) Et mon esprit enfin nest pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.
Alceste
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
(180) Sans que je sois... Morbleu! je ne veux point parler,
Tant ce raisonnement est plein dimpertinence!
Philinte
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.
Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.
Alceste
(185) Je nen donnerai point, cest une chose dite.
Philinte
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite?
Alceste
Qui je veux? La raison, mon bon droit, léquité.
Philinte
Aucun juge par vous ne sera visité?
Alceste
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse?
Philinte
(190) Jen demeure daccord: mais la brigue est fâcheuse,
Et...
Alceste
Et... Non. Jai résolu de nen pas faire un pas.
Jai tort, ou jai raison.
Philinte
Jai tort, ou jai raison. Ne vous y fiez pas.
Alceste
Je ne remuerai point.
Philinte
Je ne remuerai point. Votre partie est forte.
Et peut, par sa cabale, entraîner...
Alceste
Et peut, par sa cabale, entraîner... Il nimporte.
Philinte
(195) Vous vous tromperez.
Alceste
Vous vous tromperez. Soit. Jen veux voir le succès.
Philinte
Mais...
Alceste
Mais... Jaurai le plaisir de perdre mon procès.
Philinte
Mais enfin...
Alceste
Mais, enfin... Je verrai dans cette plaiderie
Si les hommes auront assez deffronterie,
Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
(200) Pour me faire injustice aux yeux de lunivers.
Philinte
Quel homme!
Alceste
Quel homme! Je voudrais, men coutât-il grandchose
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.
Philinte
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,
Si lon vous entendait parler de la façon.
Alceste
(205) Tant pis pour qui rirait.
Philinte
Tant pis pour qui rirait. Mais cette rectitude
Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez?
Je métonne, pour moi, quétant, comme il le semble,
(210) Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux;
Et ce qui me surprend encore davantage,
Cest cet étrange choix où votre coeur sengage.
(215) La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit dun oeil fort doux;
Cependant à leurs voeux votre âme se refuse,
Tandis quen ses liens Célimène lamuse,
De qui lhumeur coquette et lesprit médisant
(220) Semblent si fort donner dans les moeurs dà présent.
Doù vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce quen tient cette belle?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux?
Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous?
Alceste
(225) Non. Lamour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts quon lui treuve;
Et je suis, quelque ardeur quelle mait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
(230) Je confesse mon faible: elle a lart de me plaire.
Jai beau voir ses défauts, et jai beau len blâmer,
En dépit quon en ait, elle se fait aimer;
Sa grâce est la plus forte; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.
Philinte
(235) Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé delle?
Alceste
Vous croyez être, donc, aimé delle? Oui, parbleu!
Je ne laimerais pas, si je ne croyais lêtre.
Philinte
Mais si son amitié pour vous se fait paraître,
Doù vient que vos rivaux vous causent de lennui?
Alceste
(240) Cest quun coeur bien atteint veut quon soit tout à lui.
Et je ne viens ici quà dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion minspire.
Philinte
Pour moi, si je navais quà former des désirs,
Sa cousine Éliante aurait tous mes soupirs:
(245) Son coeur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.
Alceste
Il est vrai: ma raison me le dit chaque jour;
Mais la raison nest pas ce qui règle lamour.
Philinte
Je crains fort pour vos feux; et lespoir où vous êtes,
(250) Pourrait...
Scène 2
Oronte, Alceste, Philinte.
Oronte, à Alceste.
Pourrait... Jai su là-bas que, pour quelques emplettes
Éliante est sortie, et Célimène aussi.
Mais, comme lon ma dit que vous étiez ici,
Jai monté pour vous dire, et dun coeur véritable,
Que jai conçu pour vous une estime incroyable,
(255) Et que, depuis longtemps, cette estime ma mis
Dans un ardent désir dêtre de vos amis.
Oui, mon coeur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle quun noeud damitié nous unisse.
Je crois quun ami chaud, et de ma qualité,
(260) Nest pas assurément pour être rejeté.
Pendant le discours dOronte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que cest à lui quon parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit:
Cest à vous, sil vous plaît, que ce discours sadresse.
Alceste
Ë moi, Monsieur?
Oronte
Ë moi, Monsieur? Ë vous. Trouvez-vous quil vous blesse?
Alceste
Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je nattendais pas lhonneur que je reçoi.
Oronte
(265) Lestime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre,
Et de tout lunivers vous la pouvez prétendre.
Alceste
Monsieur...
Oronte
Monsieur... LÉtat na rien qui ne soit au-dessous
Du mérite éclatant que lon découvre en vous.
Alceste
Monsieur...
Oronte
Monsieur... Oui, de ma part, je vous tiens préférable
(270) Ë tout ce que jy vois de plus considérable.
Alceste
Monsieur...
Oronte
Monsieur... Sois-je du ciel écrasé, si je mens!
Et pour vous confirmer ici, mes sentiments,
Souffrez quà coeur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
Et quen votre amitié je vous demande place.
(275) Touchez là, sil vous plaît! Vous me la promettez,
Votre amitié?
Alceste
Votre amitié? Monsieur...
Oronte
Votre amitié? Monsieur... Quoi! vous y résistez?
Alceste
Monsieur, cest trop dhonneur que vous me voulez faire;
Mais lamitié demande un peu plus de mystère;
Et cest assurément en profaner le nom
(280) Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.
Oronte
(285) Parbleu! Cest là-dessus parler en homme sage,
Et je vous en estime encore davantage.
Souffrons donc que le temps forme des noeuds si doux;
Mais cependant je moffre entièrement à vous.
Sil faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
(290) On sait quauprès du roi je fais quelque figure;
Il mécoute; et dans tout il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi.
Enfin je suis à vous de toutes les manières;
Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
(295) Je viens, pour commencer entre nous ce beau noeud,
Vous montrer un sonnet que jai fait depuis peu,
Et savoir sil est bon quau public je lexpose.
Alceste
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.
Veuillez men dispenser.
Oronte
Veuillez men dispenser. Pourquoi?
Alceste
Veuillez men dispenser. Pourquoi? Jai le défaut
(300) Dêtre un peu plus sincère en cela quil ne faut.
Oronte
Cest ce que je demande; et jaurais lieu de plainte,
Si, mexposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir et me déguiser rien.
Alceste
Puisquil vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.
Oronte
(305) Sonnet. Cest un sonnet... LEspoir... Cest une dame
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
LEspoir... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.
(Ë toutes ces interruptions il regarde Alceste.)
Alceste
Nous verrons bien.
Oronte
Nous verrons bien. LEspoir... Je ne sais si le style
(310) Pourra vous en paraître assez net et facile,
Et si du choix des mots vous vous contenterez.
Alceste
Nous allons voir, monsieur.
Oronte
Nous allons voir, Monsieur. Au reste, vous saurez
Que je nai demeuré quun quart dheure à le faire.
Alceste
Voyons, monsieur; le temps ne fait rien à laffaire.
Oronte
(315) Lespoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps, notre ennui;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui!
Philinte
Je suis déjà charmé de ce petit morceau.
Alceste, bas, à Philinte.
(320) Quoi! vous avez le front de trouver cela beau?
Oronte
Vous eûtes de la complaisance;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que lespoir.
Philinte
(325) Ah! quen termes galants ces choses-là sont mises!
Alceste, bas, à Philinte.
Hé quoi! vil complaisant, vous louez des sottises?
Oronte
Sil faut quune attente éternelle
Pousse à bout lardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
(330) Vos soins ne men peuvent distraire:
Belle Philis, on désespère,
Alors quon espère toujours.
Philinte
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.
Alceste, bas, à part.
La peste de ta chute, empoisonneur, au diable,
(335) En eusses-tu fait une à te casser le nez!
Philinte
Je nai jamais ouï de vers si bien tournés.
Alceste, bas, à part.
Morbleu!
Oronte
Morbleu! Vous me flattez, et vous croyez peut-être...
Philinte
Non, je ne flatte point.
Alceste, bas, à part.
Non, je ne flatte point. Et que fais-tu donc, traître?
Oronte
Mais pour vous, vous savez quel est notre traité.
(340) Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.
Alceste
Monsieur, cette matière est toujours délicate,
Et sur le bel esprit nous aimons quon nous flatte.
Mais un jour, à quelquun dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
(345) Quil faut quun galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent décrire;
Quil doit tenir la bride aux grands empressements
Quon a de faire éclat de tels amusements;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
(350) On sexpose à jouer de mauvais personnages.
Oronte
Est-ce que vous voulez me déclarer par là
Que jai tort de vouloir...
Alceste
Que jai tort de vouloir... Je ne dis pas cela.
Mais je lui disais, moi, quun froid écrit assomme,
Quil ne faut que ce faible à décrier un homme,
(355) Et queût-on dautre part cent belles qualités,
On regarde les gens par leurs méchants côtés.
Oronte
Est-ce quà mon sonnet vous trouvez à redire?
Alceste
Je ne dis pas cela. Mais, pour ne point écrire,
Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
(360) Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.
Oronte
Est-ce que jécris mal, et leur ressemblerais-je?
Alceste
Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je,
Quel besoin si pressant avez-vous de rimer?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer?
(365) Si lon peut pardonner lessor dun mauvais livre,
Ce nest quaux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations;
Et nallez point quitter, de quoi que lon vous somme,
(370) Le nom que dans la cour vous avez dhonnête homme,
Pour prendre, de la main dun avide imprimeur,
Celui de ridicule et misérable auteur.
Cest ce que je tâchai de lui faire comprendre.
Oronte
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.
(375) Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet...
Alceste
Franchement, il est bon à mettre au cabinet.
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Quest-ce que Nous berce un temps notre ennui
(380) Et que, Rien ne marche après lui?
Que, Ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que lespoir?
Et que, Philis, on désespère,
Alors quon espère toujours?
(385) Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité;
Ce nest que jeu de mots, quaffectation pure,
Et ce nest point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur;
(390) Nos pères, tout grossiers, lavaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que lon admire,
Quune vieille chanson que je men vais vous dire.
Si le roi mavait donné
Paris, sa grandville,
(395) Et quil me fallût quitter
Lamour de ma mie,
Je dirais au roi Henri:
Reprenez votre Paris;
Jaime mieux ma mie, ô gué
(400) Jaime mieux ma mie.
La rime nest pas riche, et le style en est vieux:
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure?
(405) Si le roi mavait donné
Paris, sa grandville,
Et quil me fallût quitter...
Lamour de ma mie,
Je dirais au roi Henri:
(410) Reprenez votre Paris,
Jaime mieux ma mie, o gué!
Jaime mieux ma mie.
Voilà ce que peut dire un coeur vraiment épris.
(Ë Philinte, qui rit.)
Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
(415) Jestime plus cela que la pompe fleurie
De tous ces faux brillants où chacun se récrie.
Oronte
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.
Alceste
Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons;
Mais vous trouverez bon que jen puisse avoir dautres
(420) Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.
Oronte
Il me suffit de voir que dautres en font cas.
Alceste
Cest quils ont lart de feindre; et moi, je ne lai pas.
Oronte
Croyez-vous donc avoir tant desprit en partage?
Alceste
Si je louais vos vers, jen aurais davantage.
Oronte
(425) Je me passerai fort que vous les approuviez.
Alceste
Il faut bien, sil vous plaît, que vous vous en passiez.
Oronte
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière
Vous en composassiez sur la même matière.
Alceste
Jen pourrais, par malheur, faire daussi méchants;
(430) Mais je me garderais de les montrer aux gens.
Oronte
Vous me parlez bien ferme; et cette suffisance...
Alceste
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.
Oronte
Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut.
Alceste
Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.
Philinte, se mettant entre deux.
(435) Hé! messieurs, cen est trop. Laissez cela, de grâce.
Oronte
Ah! jai tort, je lavoue, et je quitte la place.
Je suis votre valet, monsieur, de tout mon coeur.
Alceste
Et moi, je suis, monsieur, votre humble serviteur.
Scène 3
Philinte, Alceste.
Philinte
Hé bien! vous le voyez. Pour être trop sincère,
(440) Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire;
Et jai bien vu quOronte, afin dêtre flatté...
Alceste
Ne me parlez pas.
Philinte
Ne me parlez pas. Mais...
Alceste
Ne me parlez pas. Mais... Plus de société.
Philinte
Cest trop...
Alceste
Cest trop... Laissez-moi là.
Philinte
Cest trop... Laissez-moi là. Si je...
Alceste
Cest trop... Laissez-moi là. Si je... Point de langage.
Philinte
Mais quoi!...
Alceste
Mais quoi... Je nentends rien.
Philinte
Mais quoi... Je nentends rien. Mais...
Alceste
Mais quoi... Je nentends rien. Mais... Encore!
Philinte
(445) Mais quoi... Je nentends rien. Mais... Encore! On outrage...
Alceste
Ah! parbleu! cen est trop. Ne suivez point mes pas.
Philinte
Vous vous moquez de moi. Je ne vous quitte pas.
Fin du premier acte
ACTE II
Scène 1
Alceste, Célimène.
Alceste
Madame, voulez-vous que je vous parle net?
De vos façons dagir je suis mal satisfait:
Contre elles dans mon coeur trop de bile sassemble,
(450) Et je sens quil faudra que nous rompions ensemble:
Oui, je vous tromperais de parler autrement;
Tôt ou tard nous romprons indubitablement;
Et je vous promettrais mille fois le contraire,
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.
Célimène
(455) Cest pour me quereller donc, à ce que je voi,
Que vous avez voulu me ramener chez moi?
Alceste
Je ne querelle point. Mais votre humeur, madame,
Ouvre au premier venu trop daccès dans votre âme.
Vous avez trop damants quon voit vous obséder,
(460) Et mon coeur de cela ne peut saccommoder.
Célimène
Des amants que je fais me rendez-vous coupable?
Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors?
Alceste
(465) Non, ce nest pas, madame, un bâton quil faut prendre,
Mais un coeur à leurs voeux moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux;
Mais votre accueil retient ceux quattirent vos yeux,
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
(470) Achève sur les coeurs louvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs assiduités;
Et votre complaisance un peu moins étendue,
De tant de soupirants chasserait la cohue.
(475) Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
Votre Clitandre a lheur de vous plaire si fort?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui lhonneur de votre estime?
Est-ce par longle long quil porte au petit doigt,
(480) Quil sest acquis chez vous lestime où lon le voit?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer?
Lamas de ses rubans a-t-il su vous charmer?
(485) Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave,
Quil a gagné votre âme en faisant votre esclave?
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret?
Célimène
Quinjustement de lui vous prenez de lombrage!
(490) Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage;
Et que dans mon procès, ainsi quil ma promis,
Il peut intéresser tout ce quil a damis?
Alceste
Perdez votre procès, madame, avec constance,
Et ne ménagez point un rival qui moffense.
Célimène
(495) Mais de tout lunivers vous devenez jaloux.
Alceste
Cest que tout lunivers est bien reçu de vous.
Célimène
Cest ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée;
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
(500) Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.
Alceste
Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie,
Quai-je de plus queux tous, madame, je vous prie?
Célimène
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.
Alceste
Et quel lieu de le croire a mon coeur enflammé?
Célimène
(505) Je pense quayant pris le soin de vous le dire,
Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.
Alceste
Mais qui massurera que, dans le même instant,
Vous nen disiez, peut-être, aux autres tout autant?
Célimène
Certes pour un amant la fleurette est mignonne;
(510) Et vous me traitez là de gentille personne.
Hé bien! pour vous ôter dun semblable souci,
De tout ce que jai dit je me dédis ici;
Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même:
Soyez content.
Alceste
Soyez content. Morbleu! faut-il que je vous aime!
(515) Ah! que si de vos mains je rattrape mon coeur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur!
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
Ë rompre de ce coeur lattachement terrible;
Mais mes plus grands efforts nont rien fait jusquici,
(520) Et cest pour mes péchés que je vous aime ainsi.
Célimène
Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde.
Alceste
Oui, je puis là-dessus défier tout le monde.
Mon amour ne se peut concevoir; et jamais
Personne na, madame, aimé comme je fais.
Célimène
(525) En effet, la méthode en est toute nouvelle,
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle;
Ce nest quen mots fâcheux quéclate votre ardeur;
Et lon na vu jamais un amant si grondeur
Alceste
Mais il ne tient quà vous que son chagrin ne passe.
(530) Ë tous nos démêlés coupons chemin, de grâce;
Parlons à coeur ouvert, et voyons darrêter...
Scène 2
Célimène, Alceste, Basque.
Célimène
Quest-ce?
Basque
Quest-ce? Acaste est là-bas.
Célimène
Quest-ce? Acaste est là-bas. Hé bien! faites monter.
Alceste
Quoi! lon ne peut jamais vous parler tête à tête?
Ë recevoir le monde on vous voit toujours prête;
(535) Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
Vous résoudre à souffrir de nêtre pas chez vous?
Célimène
Voulez-vous quavec lui je me fasse une affaire?
Alceste
Vous avez des égards qui ne sauraient me plaire.
Célimène
Cest un homme à jamais ne me le pardonner,
(540) Sil savait que sa vue eût pu mimportuner.
Alceste
Et que vous fait cela, pour vous gêner de sorte...
Célimène
Mon Dieu! de ses pareils la bienveillance importe;
Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
(545) Dans tous les entretiens on les voit sintroduire;
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire;
Et jamais, quelque appui quon puisse avoir dailleurs
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.
Alceste
Enfin, quoi quil en soit, et sur quoi quon se fonde,
(550) Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde;
Et les précautions de votre jugement...
Scène 3
Alceste, Célimène, Basque.
Basque
Voici Clitandre encor, madame.
Alceste
Voici Clitandre encor, Madame. Justement.
(Il témoigne sen vouloir aller.)
Célimène
Où courez-vous?
Alceste
Où courez-vous? Je sors.
Célimène
Où courez-vous? Je sors. Demeurez.
Alceste
Où courez-vous? Je sors. Demeurez. Pour quoi faire?
Célimène
Demeurez.
Alceste
Demeurez. Je ne puis.
Célimène
Demeurez. Je ne puis. Je le veux.
Alceste
Demeurez. Je ne puis. Je le veux. Point daffaire.
(555) Ces conversations ne font que mennuyer,
Et cest trop que vouloir me les faire essuyer.
Célimène
Je le veux, je le veux.
Alceste
Je le veux, je le veux. Non, il mest impossible.
Célimène
Hé bien! allez, sortez, il vous est tout loisible.
Éliante, à Célimène.
Voici les deux marquis qui montent avec nous.
(560) Vous lest-on venu dire?
Célimène, à Basque.
Vous lest-on venu dire? Oui. Des sièges pour tous.
(Basque donne des sièges, et sort.)
(Ë Alceste.)
Vous nêtes pas sorti?
Alceste
Vous nêtes pas sorti? Non; mais je veux, madame,
Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.
Célimène
Taisez-vous.
Alceste
Taisez-vous Aujourdhui vous vous expliquerez.
Célimène
Vous perdez le sens.
Alceste
Vous perdez le sens. Point. Vous vous déclarerez.
Célimène
(565) Ah!
Alceste
Ah! Vous prendrez parti.
Célimène
Ah! Vous prendrez parti. Vous vous moquez, je pense.
Alceste
Non. Mais vous choisirez: cest trop de patience.
Clitandre
Parbleu! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
Na-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
(570) Dun charitable avis lui prêter les lumières?
Célimène
Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort;
Partout il porte un air qui saute aux yeux dabord;
Et, lorsquon le revoit après un peu dabsence,
On le retrouve encor plus plein dextravagance.
Acaste
(575) Parbleu! sil faut parler des gens extravagants,
Je viens den essuyer un des plus fatigants;
Damon le raisonneur, qui ma, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.
Célimène
Cest un parleur étrange, et qui trouve toujours
(580) Lart de ne vous rien dire avec de grands discours:
Dans les propos quil tient on ne voit jamais goutte,
Et ce nest que du bruit que tout ce quon écoute.
Éliante, à Philinte.
Ce début nest pas mal; et, contre le prochain,
La conversation prend un assez bon train.
Clitandre
(585) Timante encor, madame, est un bon caractère.
Célimène
Cest de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette, en passant, un coup doeil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce quil vous débite en grimaces abonde;
(590) Ë force de façons, il assomme le monde:
Sans cesse il a tout bas, pour rompre lentretien,
Un secret à vous dire, et ce secret nest rien;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à loreille.
Acaste
(595) Et Géralde, madame?
Célimène
Et Géralde, Madame? Ô lennuyeux conteur!
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
La qualité lentête; et tous ses entretiens
(600) Ne sont que de chevaux, déquipage, et de chiens:
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors dusage.
Clitandre
On dit quavec Bélise il est du dernier bien.
Célimène
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien!
(605) Lorsquelle vient me voir, je souffre le martyre;
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
(610) De tous les lieux communs vous prenez lassistance:
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds quavec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore, épouvantable;
(615) Et lon demande lheure, et lon bâille vingt fois,
Quelle grouille aussi peu quune pièce de bois.
Acaste
Que vous semble dAdraste?
Célimène
Que vous semble dAdraste? Ah! quel orgueil extrême!
Cest un homme gonflé de lamour de soi-même.
Son mérite jamais nest content de la cour,
(620) Contre elle il fait métier de pester chaque jour;
Et lon ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Quà tout ce quil se croit on ne fasse injustice.
Clitandre
Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourdhui,
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui?
Célimène
(625) Que de son cuisinier il sest fait un mérite,
Et que cest à sa table à qui lon rend visite.
Éliante
Il prend soin dy servir des mets fort délicats.
Célimène
Oui; mais je voudrais bien quil ne sy servît pas;
Cest un fort méchant plat que sa sotte personne,
(630) Et qui gâte, à mon goût, tous les repas quil donne.
Philinte
On fait assez de cas de son oncle Damis;
Quen dites-vous, madame?
Célimène
Quen dites-vous, Madame? Il est de mes amis.
Philinte
Je le trouve honnête homme, et dun air assez sage.
Célimène
Oui; mais il veut avoir trop desprit, dont jenrage.
(635) Il est guindé sans cesse; et, dans tous ses propos,
On voit quil se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête il sest mis dêtre habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce quon écrit,
(640) Et pense que louer nest pas dun bel esprit,
Que cest être savant que trouver à redire,
Quil nappartient quaux sots dadmirer et de rire,
Et quen napprouvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
(645) Aux conversations même il trouve à reprendre;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.
Acaste
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.
Clitandre, à Célimène
(650) Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.
Alceste
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour;
Vous nen épargnez point, et chacun a son tour:
Cependant aucun deux à vos yeux ne se montre,
Quon ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
(655) Lui présenter la main, et dun baiser flatteur
Appuyer les serments dêtre son serviteur.
Clitandre
Pourquoi sen prendre à nous? Si ce quon dit vous blesse,
Il faut que le reproche à madame sadresse.
Alceste
Non, morbleu! cest à vous; et vos ris complaisants
(660) Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie;
Et son coeur à railler trouverait moins dappas,
Sil avait observé quon ne lapplaudît pas.
(665) Cest ainsi quaux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où lon voit les humains se répandre.
Philinte
Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,
Vous qui condamneriez ce quen eux on reprend?
Célimène
Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise?
(670) Ë la commune voix veut-on quil se réduise,
Et quil ne fasse pas éclater en tous lieux
Lesprit contrariant quil a reçu des cieux?
Le sentiment dautrui nest jamais pour lui plaire:
Il prend toujours en main lopinion contraire,
(675) Et penserait paraître un homme du commun,
Si lon voyait quil fût de lavis de quelquun.
Lhonneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Quil prend contre lui-même assez souvent les armes;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
(680) Aussitôt quil les voit dans la bouche dautrui.
Alceste
Les rieurs sont pour vous, madame, cest tout dire;
Et vous pouvez pousser contre moi la satire.
Philinte
Mais il est véritable aussi que votre esprit
Se gendarme toujours contre tout ce quon dit;
(685) Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
Il ne saurait souffrir quon blâme ni quon loue.
Alceste
Cest que jamais, morbleu! les hommes nont raison,
Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
Et que je vois quils sont, sur toutes les affaires,
(690) Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.
Célimène
Mais...
Alceste
Mais... Non, madame, non, quand jen devrais mourir,
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir:
Et lon a tort ici de nourrir dans votre âme
Ce grand attachement aux défauts quon y blâme.
Clitandre
(695) Pour moi, je ne sais pas; mais javouerai tout haut
Que jai cru jusquici madame sans défaut.
Acaste
De grâces et dattraits je vois quelle est pourvue;
Mais les défauts quelle a ne frappent point ma vue.
Alceste
Ils frappent tous la mienne; et, loin de men cacher,
(700) Elle sait que jai soin de les lui reprocher.
Plus on aime quelquun, moins il faut quon le flatte;
Ë ne rien pardonner le pur amour éclate;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
(705) Et dont, à tous propos, les molles complaisances
Donneraient de lencens à mes extravagances.
Célimène
Enfin, sil faut quà vous sen rapportent les coeurs,
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre lhonneur suprême
(710) Ë bien injurier les personnes quon aime.
Éliante
Lamour, pour lordinaire, est peu fait à ces lois,
Et lon voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion ny voit rien de blâmable,
Et dans lobjet aimé, tout leur devient aimable;
(715) Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable;
La noire à faire peur, une brune adorable;
La maigre a de la taille et de la liberté;
(720) La grasse est, dans son port, pleine de majesté;
La malpropre sur soi, de peu dattraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée;
La géante paraît une déesse aux yeux;
La naine un abrégé des merveilles des cieux;
(725) Lorgueilleuse a le coeur digne dune couronne;
La fourbe a de lesprit; la sotte est toute bonne;
La trop grande parleuse est dagréable humeur;
Et la muette garde une honnête pudeur.
Cest ainsi quun amant dont lardeur est extrême
(730) Aime jusquaux défauts des personnes quil aime.
Alceste
Et moi, je soutiens, moi...
Célimène
Et moi, je soutiens, moi... Brisons là ce discours,
Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi! vous vous en allez, messieurs?
Clitandre Et Acaste
Quoi! vous vous en allez, Messieurs? Non pas, madame.
Alceste
La peur de leur départ occupe fort votre âme.
(735) Sortez quand vous voudrez, messieurs; mais javertis
Que je ne sors quaprès que vous serez sortis.
Acaste
Ë moins de voir madame en être importunée,
Rien ne mappelle ailleurs de toute la journée.
Clitandre
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,
(740) Je nai point dautre affaire, où je sois attaché.
Célimène, à Alceste.
Cest pour rire, je crois.
Alceste
Cest pour rire, je crois. Non, en aucune sorte.
Nous verrons si cest moi que vous voudrez qui sorte.
Basque, à Alceste.
Monsieur, un homme est là qui voudrait vous parler
Pour affaire, dit-il, quon ne peut reculer.
Alceste
(745) Dis-lui que je nai point daffaires si pressées.
Basque
Il porte une jaquette à grandbasques plissées,
Avec du dor dessus.
Célimène, à Alceste.
Avec du dor dessus. Allez voir ce que cest,
Ou bien faites-le entrer.
Scène 6
Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, un Garde de la maréchaussée.
Alceste, allant au-devant du garde.
Ou bien, faites-le entrer. Quest-ce donc, quil vous plaît?
Venez, Monsieur.
Garde
Venez, Monsieur. Monsieur, jai deux mots à vous dire.
Alceste
(750) Vous pouvez parler haut, monsieur, pour men instruire.
Garde
Messieurs les maréchaux, dont jai commandement,
Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.
Alceste
Monsieur. Qui? moi, monsieur?
Garde
Monsieur. Qui? moi, Monsieur? Vous-même.
Alceste
Monsieur. Qui? moi, Monsieur? Vous-même. Et pour quoi faire?
Philinte, à Alceste
Cest dOronte et de vous la ridicule affaire.
Célimène
Comment?
Philinte
(755) Comment? Oronte et lui se sont tantôt bravés
Sur certains petits vers, quil na pas approuvés;
Et lon veut assoupir la chose en sa naissance.
Alceste
Moi, je naurai jamais de lâche complaisance.
Philinte
Mais il faut suivre lordre: allons, disposez-vous.
Alceste
(760) Quel accommodement veut-on faire entre nous?
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
Ë trouver bons les vers qui font notre querelle?
Je ne me dédis point de ce que jen ai dit,
Je les trouve méchants.
Philinte
Je les trouve méchants. Mais dun plus doux esprit...
Alceste
(765) Je nen démordrai point, les vers sont exécrables.
Philinte
Vous devez faire voir des sentiments traitables.
Allons, venez.
Alceste
Allons, venez. Jirai, mais rien naura pouvoir
De me faire dédire.
Philinte
De me faire dédire. Allons vous faire voir.
Alceste
Hors quun commandement exprès du roi me vienne
(770) De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu! quils sont mauvais
Et quun homme est pendable après les avoir faits.
(Ë Clitandre et Acaste qui rient.)
Par le sangbleu! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.
Célimène
Si plaisant que je suis. Allez vite paraître
Où vous devez.
Alceste
(775) Où vous devez. Jy vais, madame, et sur mes pas
Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.
Fin du second acte
ACTE III
Scène 1
Clitandre, Acaste.
Clitandre
Cher marquis, je te vois lâme bien satisfaite;
Toute chose tégaie, et rien ne tinquiète.
En bonne foi, crois-tu, sans téblouir les yeux,
(780) Avoir de grands sujets de paraître joyeux?
Acaste
Parbleu! je ne vois pas, lorsque je mexamine,
Où prendre aucun sujet davoir lâme chagrine;
Jai du bien, je suis jeune, et sors dune maison
Qui se peut dire noble, avec quelque raison;
(785) Et je crois par le rang que me donne ma race,
Quil est fort peu demplois dont je ne sois en passe.
Pour le coeur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je nen manque pas;
Et lon ma vu pousser dans le monde une affaire
(790) Dune assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de lesprit, jen ai, sans doute; et du bon goût,
Ë juger sans étude et raisonner de tout;
Ë faire aux nouveautés dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre;
(795) Y décider en chef, et faire du fracas
Ë tous les beaux endroits qui méritent des has!
Je suis assez adroit; jai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
(800) Quon serait mal venu de me le disputer.
Je me vois dans lestime autant quon y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois quavec cela, mon cher marquis, je croi
Quon peut, par tout pays, être content de soi.
Clitandre
(805) Oui. Mais, trouvant ailleurs des conquêtes faciles,
Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles?
Acaste
Moi? Parbleu! je ne suis de taille, ni dhumeur
Ë pouvoir dune belle essuyer la froideur.
Cest aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
(810) Ë brûler constamment pour des beautés sévères,
Ë languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
Ë chercher le secours des soupirs et des pleurs,
Et tâcher, par des soins dune très longue suite,
Dobtenir ce quon nie à leur peu de mérite.
(815) Mais les gens de mon air, marquis, ne sont pas faits
Pour aimer à crédit et faire tous les frais.
Quelque rare que soit le mérite des belles,
Je pense, Dieu merci, quon vaut son prix comme elles;
Que pour se faire honneur dun coeur comme le mien,
(820) Ce nest pas la raison quil ne leur coûte rien;
Et quau moins, à tout mettre en de justes balances,
Il faut quà frais communs se fassent les avances.
Clitandre
Tu penses donc, marquis, être fort bien ici?
Acaste
Jai quelque lieu, marquis, de le penser ainsi.
Clitandre
(825) Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême:
Tu te flattes, mon cher, et taveugles toi-même.
Acaste
Il est vrai, je me flatte et maveugle en effet.
Clitandre
Mais qui te fait juger ton bonheur si parfait?
Acaste
Je me flatte.
Clitandre
Je me flatte. Sur quoi fonder tes conjectures?
Acaste
Je maveugle.
Clitandre
(830) Je maveugle. En as-tu des preuves qui soient sûres?
Acaste
Je mabuse, te dis-je.
Clitandre
Je mabuse, te dis-je. Est-ce que de ses voeux
Célimène ta fait quelques secrets aveux?
Acaste
Non, je suis maltraité.
Clitandre
Non, je suis maltraité. Réponds-moi, je te prie.
Acaste
Je nai que des rebuts.
Clitandre
Je nai que des rebuts. Laissons la raillerie,
(835) Et me dis quel espoir on peut tavoir donné.
Acaste
Je suis le misérable, et toi le fortuné;
On a pour ma personne une aversion grande,
Et quelquun de ces jours il faut que je me pende.
Clitandre
Oh! çà, veux-tu, marquis, pour ajuster nos voeux,
(840) Que nous tombions daccord dune chose tous deux?
Que qui pourra montrer une marque certaine
Davoir meilleure part au coeur de Célimène,
Lautre ici fera place au vainqueur prétendu,
Et le délivrera dun rival assidu?
Acaste
(845) Ah! parbleu! tu me plais avec un tel langage,
Et du bon de mon coeur à cela je mengage.
Mais, chut.
Scène 2
Célimène, Acaste, Clitandre.
Célimène
Mais, chut. Encore, ici?
Clitandre
Mais, chut. Encore, ici? Lamour retient nos pas.
Célimène
Je viens douïr entrer un carrosse là-bas
Savez-vous qui cest?
Clitandre
Savez-vous qui cest? Non.
Scène 3
Célimène, Acaste, Clitandre, Basque.
Basque
Savez-vous qui cest? Non. Arsinoé, madame,
(850) Monte ici pour vous voir.
Célimène
Monte ici, pour vous voir. Que me veut cette femme?
Basque
Éliante là-bas est à lentretenir.
Célimène
De quoi savise-t-elle, et qui la fait venir?
Acaste
Pour prude consommée en tous lieux elle passe;
Et lardeur de son zèle...
Célimène
Et lardeur de son zèle... Oui, oui, franche grimace.
(855) Dans lâme elle est du monde; et ses soins tentent tout
Pour accrocher quelquun sans en venir à bout.
Elle ne saurait voir quavec un oeil denvie
Les amants déclarés dont une autre est suivie;
Et son triste mérite, abandonné de tous,
(860) Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
Elle tâche à couvrir dun faux voile de prude
Ce que chez elle on voit daffreuse solitude;
Et, pour sauver lhonneur de ses faibles appas,
Elle attache du crime au pouvoir quils nont pas.
(865) Cependant un amant plairait fort à la dame;
Et même pour Alceste elle a tendresse dâme.
Ce quil me rend de soins outrage ses attraits;
Elle veut que ce soit un vol que je lui fais;
Et son jaloux dépit, quavec peine, elle cache,
(870) En tous endroits sous main contre moi se détache.
Enfin je nai rien vu de si sot à mon gré;
Elle est impertinente au suprême degré,
Et...
Scène 4
Arsinoé, Célimène, Clitandre, Acaste.
Célimène
Et... Ah! quel heureux sort en ce lieu vous amène?
Madame, sans mentir, jétais de vous en peine.
Arsinoé
(875) Je viens pour quelque avis que jai cru vous devoir.
Célimène
Ah! mon Dieu, que je suis contente de vous voir!
(Clitandre et Acaste sortent en riant.)
Scène 5) Arsinoé, Célimène.
Arsinoé
Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.
Célimène
Voulons-nous nous asseoir?
Arsinoé
Voulons-nous nous asseoir? Il nest pas nécessaire
Madame, lamitié doit surtout éclater
(880) Aux choses qui le plus nous peuvent importer;
Et comme il nen est point de plus grande importance
Que celles de lhonneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner lamitié que pour vous a mon coeur.
(885) Hier jétais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière;
Et là, votre conduite avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur quon ne la loua pas.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
(890) Votre galanterie, et les bruits quelle excite,
Trouvèrent des censeurs plus quil naurait fallu,
Et bien plus rigoureux que je neusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre;
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre;
(895) Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais vous savez quil est des choses dans la vie
Quon ne peut excuser, quoiquon en ait envie;
Et je me vis contrainte à demeurer daccord
(900) Que lair dont vous vivez vous faisait un peu tort;
Quil prenait dans le monde une méchante face;
Quil nest conte fâcheux que partout on nen fasse,
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
(905) Non que jy croie au fond lhonnêteté blessée:
Me préserve le ciel den avoir la pensée!
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
Et ce nest pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois lâme trop raisonnable
(910) Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour lattribuer quaux mouvements secrets
Dun zèle qui mattache à tous vos intérêts.
Célimène
Madame, jai beaucoup de grâces à vous rendre.
Un tel avis moblige; et, loin de le mal prendre,
(915) Jen prétends reconnaître à linstant la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur;
Et comme je vous vois vous montrer mon amie,
En mapprenant les bruits que de moi lon publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
(920) En vous avertissant de ce quon dit de vous
En un lieu, lautre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens dun très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins dune âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, madame, lentretien.
(925) Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle;
Cette affectation dun grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et dhonneur,
Vos mines et vos cris aux ombres dindécence
(930) Que dun mot ambigu peut avoir linnocence.
Cette hauteur destime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures;
(935) Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé dun commun sentiment.
Ë quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
Et ce sage dehors, que dément tout le reste?
Elle est à bien prier exacte au dernier point;
(940) Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle,
Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
Elle fait des tableaux couvrir les nudités;
Mais elle a de lamour pour les réalités.
(945) Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que cétait médisance;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
(950) Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres;
Quon doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens;
Quil faut mettre le poids dune vie exemplaire
Dans les corrections quaux autres on veut faire;
(955) Et quencor vaut-il mieux sen remettre, au besoin,
Ë ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour lattribuer quaux mouvements secrets
(960) Dun zèle qui mattache à tous vos intérêts.
Arsinoé
Ë quoi quen reprenant on soit assujettie,
Je ne mattendais pas à cette repartie,
Madame; et je vois bien, par ce quelle a daigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au coeur.
Célimène
(965) Au contraire, madame; et si lon était sage,
Ces avis mutuels seraient mis en usage;
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra quà vous quavec le même zèle
(970) Nous ne continuions cet office fidèle,
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
Arsinoé
Ah! madame, de vous je ne puis rien entendre;
Cest en moi que lon peut trouver fort à reprendre.
Célimène
(975) Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout;
Et chacun a raison, suivant lâge ou le goût
Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
(980) Quand de nos jeunes ans léclat est amorti;
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas quun jour je ne suive vos traces:
Lâge amènera tout; et ce nest pas le temps
Madame, comme on sait, dêtre prude à vingt ans.
Arsinoé
(985) Certes, vous vous targuez dun bien faible avantage,
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
Nest pas un si grand cas pour sen tant prévaloir;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi semporte,
(990) Madame, à me pousser de cette étrange sorte.
Célimène
Et moi, je ne sais pas, madame, aussi pourquoi
On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.
Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre?
Et puis-je mais des soins quon ne va pas vous rendre?
(995) Si ma personne aux gens inspire de lamour,
Et si lon continue à moffrir chaque jour
Les voeux que votre coeur peut souhaiter quon môte,
Je ny saurais que faire, et ce nest pas ma faute;
Vous avez le champ libre, et je nempêche pas
(1000) Que, pour les attirer, vous nayez des appas.
Arsinoé
Hélas! et croyez-vous que lon se mette en peine
De ce nombre damants dont vous faites la vaine,
Et quil ne nous soit pas fort aisé de juger
Ë quel prix aujourdhui on peut les engager?
(1005) Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule?
Quils ne brûlent pour vous que dun honnête amour,
Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour?
On ne saveugle point par de vaines défaites;
(1010) Le monde nest point dupe; et jen vois qui sont faites
Ë pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui chez elles pourtant ne fixent point damants:
Et de là nous pouvons tirer des conséquences
Quon nacquiert point leurs coeurs sans de grandes avances,
(1015) Quaucun, pour nos beaux yeux, nest notre soupirant,
Et quil faut acheter tous les soins quon nous rend.
Ne vous enflez donc pas dune si grande gloire,
Pour les petits brillants dune faible victoire;
Et corrigez un peu lorgueil de vos appas,
(1020) De traiter pour cela les gens de haut en bas.
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
Je pense quon pourrait faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir
Que lon a des amants quand on en veut avoir.
Célimène
(1025) Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire;
Par ce rare secret efforcez-vous de plaire;
Et sans...
Arsinoé
Et sans... Brisons, madame, un pareil entretien,
Il pousserait trop loin votre esprit et le mien;
Et jaurais pris déjà le congé quil faut prendre,
(1030) Si mon carrosse encor ne mobligeait dattendre.
Célimène
Autant quil vous plaira vous pouvez arrêter,
Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je men vais vous donner meilleure compagnie;
(1035) Et monsieur, quà propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à vous entretenir.
Scène 6
Alceste, Célimène, Arsinoé.
Célimène
Alceste, il faut que jaille écrire un mot de lettre,
Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre.
Soyez avec madame; elle aura la bonté
(1040) Dexcuser aisément mon incivilité.
Scène 7
Alceste, Arsinoé.
Arsinoé
Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,
Attendant un moment que mon carrosse vienne;
Et jamais tous ses soins ne pouvaient moffrir rien
Qui me fût plus charmant quun pareil entretien.
(1045) En vérité, les gens dun mérite sublime
Entraînent de chacun et lamour et lestime;
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon coeur dans tous vos intérêts.
Je voudrais que la cour, par un regard propice,
(1050) Ë ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre; et je suis en courroux
Quand je vois chaque jour quon ne fait rien pour vous.
Alceste
Moi, madame? Et sur quoi pourrais-je en rien prétendre?
Quel service à lÉtat est-ce quon ma vu rendre?
(1055) Quai-je fait, sil vous plaît, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour quon ne fait rien pour moi?
Arsinoé
Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices
Nont pas toujours rendu de ces fameux services.
Il faut loccasion ainsi que le pouvoir;
(1060) Et le mérite enfin, que vous nous faites voir
Devrait...
Alceste
Devrait... Mon Dieu! laissons mon mérite, de grâce:
De quoi voulez-vous là que la cour sembarrasse?
Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
Davoir à déterrer le mérite des gens.
Arsinoé
(1065) Un mérite éclatant se déterre lui-même.
Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême,
Et vous saurez de moi quen deux fort bons endroits
Vous fûtes hier loué par des gens dun grand poids.
Alceste
Hé! madame, lon loue aujourdhui tout le monde,
(1070) Et le siècle par là na rien quon ne confonde.
Tout est dun grand mérite également doué;
Ce nest plus un honneur que de se voir loué:
Déloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.
Arsinoé
(1075) Pour moi, je voudrais bien, que pour vous montrer mieux,
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que dy songer vous nous fassiez les mines,
On peut, pour vous servir, remuer des machines;
Et jai des gens en main que jemploierai pour vous,
(1080) Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
Alceste
Et que voudriez-vous, madame, que jy fisse?
Lhumeur dont je me sens veut que je men bannisse;
Le ciel ne ma point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec lair de la cour.
(1085) Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant;
Et qui na pas le don de cacher ce quil pense
(1090) Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour sans doute on na pas cet appui
Et ces titres dhonneur quelle donne aujourdhui;
Mais on na pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages:
(1095) On na point à souffrir mille rebuts cruels,
On na point à louer les vers de messieurs tels,
Ë donner de lencens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
Arsinoé
Laissons, puisquil vous plaît, ce chapitre de cour:
(1100) Mais il faut que mon coeur vous plaigne en votre amour;
Et pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
Alceste
(1105) Mais en disant cela, songez-vous, je vous prie,
Que cette personne est, madame, votre amie?
Arsinoé
Oui. Mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que lon vous fait.
Létat où je vous vois afflige trop mon âme,
(1110) Et je vous donne avis quon trahit votre flamme.
Alceste
Cest me montrer, madame, un tendre mouvement,
Et de pareils avis obligent un amant.
Arsinoé
Oui, toute mon amie, elle est, et je la nomme,
Indigne dasservir le coeur dun galant homme
(1115) Et le sien na pour vous que de feintes douceurs.
Alceste
Cela se peut, madame, on ne voit pas les coeurs;
Mais votre charité se serait bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
Arsinoé
Si vous ne voulez pas être désabusé,
(1120) Il faut ne vous rien dire; il est assez aisé.
Alceste
Non. Mais sur ce sujet, quoi que lon nous expose,
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose;
Et je voudrais, pour moi, quon ne me fît savoir
Que ce quavec clarté lon peut me faire voir.
Arsinoé
(1125) Hé bien! cest assez dit; et sur cette matière
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi;
Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
(1130) De linfidélité du coeur de votre belle;
Et, si pour dautres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.
Fin du troisième acte.
ACTE IV
Scène 1
Éliante, Philinte.
Philinte
Non, lon na point vu dâme à manier si dure,
Ni daccommodement plus pénible à conclure:
(1135) En vain de tous côtés on la voulu tourner,
Hors de son sentiment on na pu lentraîner;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
Navait de ces messieurs occupé la prudence.
ÇÊNon, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
(1140) Et tomberai daccord de tout, hors de ce point.
De quoi soffense-t-il? et que veut-il me dire?
Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire?
Que lui fait mon avis, quil a pris de travers?
On peut être honnête homme, et faire mal des vers,
(1145) Ce nest point à lhonneur que touchent ces matières,
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
Homme de qualité, de mérite et de coeur,
Tout ce quil vous plaira, mais fort méchant auteur.
Je louerai, si lon veut, son train et sa dépense,
(1150) Son adresse à cheval, aux armes, à la danse;
Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur;
Et, lorsque den mieux faire on na pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Quon ny soit condamné sur peine de la vie.ÊÈ
(1155) Enfin, toute la grâce et laccommodement
Où sest avec effort plié son sentiment,
Cest de dire, croyant adoucir bien son style:
ÇÊMonsieur, je suis fâché dêtre si difficile;
Et, pour lamour de vous, je voudrais, de bon coeur,
(1160) Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur.ÊÈ
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.
Éliante
Dans ses façons dagir il est fort singulier;
Mais jen fais, je lavoue, un cas particulier;
(1165) Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et dhéroïque,
Cest une vertu rare au siècle daujourdhui,
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.
Philinte
Pour moi, plus je le vois, plus surtout je métonne
(1170) De cette passion où son coeur sabandonne.
De lhumeur dont le ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il savise daimer;
Et je sais moins encor comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant lincline.
Éliante
(1175) Cela fait assez voir que lamour, dans les coeurs,
Nest pas toujours produit par un rapport dhumeurs;
Et toutes ces raisons de douces sympathies,
Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.
Philinte
Mais croyez-vous quon laime, aux choses quon peut voir?
Éliante
(1180) Cest un point quil nest pas fort aisé de savoir.
Comment pouvoir juger sil est vrai quelle laime?
Son coeur de ce quil sent nest pas bien sûr lui-même;
Il aime quelquefois sans quil le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois, quil nen est rien.
Philinte
(1185) Je crois que notre ami, près de cette cousine,
Trouvera des chagrins plus quil ne simagine;
Et, sil avait mon coeur, à dire vérité,
Il tournerait ses voeux tout dun autre côté;
Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,
(1190) Profiter des bontés que lui montre votre âme.
Éliante
Pour moi, je nen fais point de façons, et je croi
Quon doit sur de tels points être de bonne foi.
Je ne moppose point à toute sa tendresse;
Au contraire, mon coeur pour elle sintéresse;
(1195) Et, si cétait quà moi la chose pût tenir,
Moi-même à ce quil aime on me verrait lunir.
Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvait quelque destin contraire,
Sil fallait que dun autre on couronnât les feux,
(1200) Je pourrais me résoudre à recevoir ses voeux;
Et le refus souffert en pareille occurrence
Ne my ferait trouver aucune répugnance.
Philinte
Et moi, de mon côté, je ne moppose pas,
Madame, à ces bontés quont pour lui vos appas;
(1205) Et lui-même, sil veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus jai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
Vous étiez hors détat de recevoir ses voeux,
Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
(1210) Quavec tant de bonté votre âme lui présente.
Heureux si, quand son coeur sy pourra dérober,
Elle pouvait sur moi, madame, retomber!
Éliante
Vous vous divertissez, Philinte.
Philinte
Vous vous divertissez, Philinte. Non, madame,
Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
(1215) Jattends loccasion de moffrir hautement,
Et, de tous mes souhaits, jen presse le moment.
Scène 2
Alceste, Éliante, Philinte.
Alceste
Ah! faites-moi raison, madame, dune offense
Qui vient de triompher de toute ma constance.
Éliante
Quest-ce donc? Quavez-vous qui vous puisse émouvoir?
Alceste
(1220) Jai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir;
Et le déchaînement de toute la nature
Ne maccablerait pas comme cette aventure.
Cen est fait... Mon amour... Je ne saurais parler.
Éliante
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler.
Alceste
(1225) Ô juste ciel! faut-il quon joigne à tant de grâces
Les vices odieux des âmes les plus basses!
Éliante
Mais encor, qui vous peut...?
Alceste
Mais, encor, qui vous peut... Ah! tout est ruiné;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène... (eût-on pu croire cette nouvelle? )
(1230) Célimène me trompe, et nest quune infidèle.
Éliante
Avez-vous, pour le croire, un juste fondement?
Philinte
Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement;
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères...
Alceste
Ah! morbleu! mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.
à Éliante.
(1235) Cest de sa trahison nêtre que trop certain,
Que lavoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte;
Oronte, dont jai cru quelle fuyait les soins,
(1240) Et que de mes rivaux je redoutais le moins.
Philinte
Une lettre peut bien tromper par lapparence,
Et nest pas quelquefois si coupable quon pense.
Alceste
Monsieur, encore un coup, laissez-moi, sil vous plaît,
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
Éliante
(1245) Vous devez modérer vos transports; et loutrage...
Alceste
Madame, cest à vous quappartient cet ouvrage;
Cest à vous que mon coeur a recours aujourdhui,
Pour pouvoir saffranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi dune ingrate et perfide parente
(1250) Qui trahit lâchement une ardeur si constante;
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Éliante
Moi, vous venger? Comment?
Alceste
Moi, vous venger! Comment? En recevant mon coeur.
Acceptez-le, madame, au lieu de linfidèle;
Cest par là que je puis prendre vengeance delle;
(1255) Et je la veux punir par les sincères voeux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et lassidu service,
Dont ce coeur va vous faire un ardent sacrifice.
Éliante
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,
(1260) Et ne méprise point le coeur que vous moffrez;
Mais peut-être le mal nest pas si grand quon pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque linjure part dun objet plein dappas,
On fait force desseins quon nexécute pas:
(1265) On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente;
Tout le mal quon lui veut se dissipe aisément,
Et lon sait ce que cest quun courroux dun amant.
Alceste
Non, non, madame, non. Loffense est trop mortelle;
(1270) Il nest point de retour, et je romps avec elle;
Rien ne saurait changer le dessein que jen fais,
Et je me punirais de lestimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
(1275) Pleinement la confondre, et vous porter après
Un coeur tout dégagé de ses trompeurs attraits.
Scène 3
Célimène, Alceste.
Alceste, à part.
Ô Ciel! de mes transports puis-je être ici le maître?
Célimène, à Alceste.
Ouais! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître?
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
(1280) Et ces sombres regards que sur moi vous lancez?
Alceste
Que toutes les horreurs dont une âme est capable
Ë vos déloyautés nont rien de comparable;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
Nont jamais rien produit de si méchant que vous.
Célimène
(1285) Voilà certainement des douceurs que jadmire.
Alceste
Ah! ne plaisantez point, il nest pas temps de rire.
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison;
Et jai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme;
(1290) Ce nétait pas en vain que salarmait ma flamme;
Par ces fréquents soupçons quon trouvait odieux,
Je cherchais le malheur quont rencontré mes yeux:
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que javais à craindre.
(1295) Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les voeux on na point de puissance,
Que lamour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on nentra dans un coeur,
(1300) Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte;
Et, rejetant mes voeux dès le premier abord,
Mon coeur naurait eu droit de sen prendre quau sort.
(1305) Mais dun aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
Cest une trahison, cest une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments;
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage:
(1310) Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous massassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés;
Je cède aux mouvements dune juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Célimène
(1315) Doù vient donc, je vous prie, un tel emportement?
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement?
Alceste
Oui, oui, je lai perdu, lorsque dans votre vue
Jai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que jai cru trouver quelque sincérité
(1320) Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Célimène
De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre?
Alceste
Ah! que ce coeur est double, et sait bien lart de feindre!
Mais, pour le mettre à bout, jai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits;
(1325) Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on na rien à répondre.
Célimène
Voilà donc le sujet qui vous trouble lesprit!
Alceste
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit!
Célimène
Et par quelle raison faut-il que jen rougisse?
Alceste
(1330) Quoi! vous joignez ici laudace à lartifice!
Le désavouerez-vous pour navoir point de seing?
Célimène
Pourquoi désavouer un billet de ma main?
Alceste
Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse
Du crime dont vers moi son style vous accuse!
Célimène
(1335) Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.
Alceste
Quoi! vous bravez ainsi ce témoin convaincant!
Et ce quil ma fait voir de douceur pour Oronte
Na donc rien qui moutrage, et qui vous fasse honte?
Célimène
Oronte! Qui vous dit que la lettre est pour lui?
Alceste
(1340) Les gens qui dans mes mains lont remise aujourdhui.
Mais je veux consentir quelle soit pour un autre,
Mon coeur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre?
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet?
Célimène
Mais si cest une femme à qui va ce billet,
(1345) En quoi vous blesse-t-il, et qua-t-il de coupable?
Alceste
Ah! le détour est bon, et lexcuse admirable.
Je ne mattendais pas, je lavoue, à ce trait
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières?
(1350) Et croyez-vous les gens si privés de lumières?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots dun billet qui montre tant de flamme.
(1355) Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je men vais lire...
Célimène
Ce que je men vais lire... Il ne me plaît pas, moi.
Je vous trouve plaisant duser dun tel empire
Et de me dire au nez ce que vous mosez dire!
Alceste
Non, non, sans semporter, prenez un peu souci
(1360) De me justifier les termes que voici.
Célimène
Non, je nen veux rien faire; et, dans cette occurrence,
Tout ce que vous croirez mest de peu dimportance.
Alceste
De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,
Quon peut, pour une femme, expliquer ce billet.
Célimène
(1365) Non, il est pour Oronte; et je veux quon le croie.
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
Jadmire ce quil dit, jestime ce quil est,
Et je tombe daccord de tout ce quil vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
(1370) Et ne me rompez pas davantage la tête.
Alceste, à part.
Ciel! rien de plus cruel peut-il être inventé,
Et jamais coeur fut-il de la sorte traité!
Quoi! dun juste courroux je suis ému contre elle,
Cest moi qui me viens plaindre, et cest moi quon querelle!
(1375) On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout;
Et cependant mon coeur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui lattache,
Et pour ne pas sarmer dun généreux mépris
(1380) Contre lingrat objet dont il est trop épris!
à Célimène.
Ah! que vous savez bien ici contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous lexcès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux!
(1385) Défendez-vous au moins dun crime qui maccable,
Et cessez daffecter dêtre envers moi coupable.
Rendez-moi, sil se peut, ce billet innocent;
Ë vous prêter les mains ma tendresse consent.
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
(1390) Et je mefforcerai, moi, de vous croire telle.
Célimène
Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas lamour quon a pour vous.
Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
Ë descendre pour vous aux bassesses de feindre;
(1395) Et pourquoi, si mon coeur penchait dautre côté,
Je ne le dirais pas avec sincérité!
Quoi! de mes sentiments lobligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense?
Auprès dun tel garant sont-ils de quelque poids?
(1400) Nest-ce pas moutrager que découter leur voix?
Et puisque notre coeur fait un effort extrême
Lorsquil peut se résoudre à confesser quil aime;
Puisque lhonneur du sexe, ennemi de nos feux,
Soppose fortement à de pareils aveux,
(1405) Lamant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle?
Et nest-il pas coupable, en ne sassurant pas
Ë ce quon ne dit point quaprès de grands combats?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère;
(1410) Et vous ne valez pas que lon vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté;
Je devrais autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
Alceste
(1415) Ah! traîtresse! mon faible est étrange pour vous;
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux;
Mais il nimporte, il faut suivre ma destinée;
Ë votre foi mon âme est tout abandonnée;
Je veux voir jusquau bout quel sera votre coeur,
(1420) Et si de me trahir il aura la noirceur.
Célimène
Non, vous ne maimez point comme il faut que lon aime.
Alceste
Ah! rien nest comparable à mon amour extrême;
Et dans lardeur quil a de se montrer à tous,
Il va jusquà former des souhaits contre vous.
(1425) Oui, je voudrais quaucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable;
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien;
Que vous neussiez ni rang, ni naissance, ni bien;
Afin que de mon coeur léclatant sacrifice
(1430) Vous pût dun pareil sort réparer linjustice;
Et que jeusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
Célimène
Cest me vouloir du bien dune étrange manière!
Me préserve le ciel que vous ayez matière...
(1435) Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.
Scène 4
Célimène, Alceste, Dubois.
Alceste
Que veut cet équipage et cet air effaré?
Quas-tu?
Dubois
Quas-tu? Monsieur...
Alceste
Quas-tu? Monsieur... Hé bien?
Dubois
Quas-tu? Monsieur... Hé bien. Voici bien des mystères.
Alceste
Quest-ce?
Dubois
Quest-ce? Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires.
Alceste
Quoi!
Dubois
Quoi? Parlerai-je haut?
Alceste
Quoi? Parlerai-je haut? Oui, parle, et promptement.
Dubois
(1440) Nest-il point là quelquun?
Alceste
Nest-il point là, quelquun... Ah! que damusement!
Veux-tu parler?
Dubois
Veux-tu parler? Monsieur, il faut faire retraite.
Alceste
Comment?
Dubois
Comment? Il faut dici déloger sans trompette.
Alceste
Et pourquoi?
Dubois
Et pourquoi? Je vous dis quil faut quitter ce lieu.
Alceste
La cause?
Dubois
La cause? Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.
Alceste
(1445) Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage?
Dubois
Par la raison, monsieur, quil faut plier bagage.
Alceste
Ah! je te casserai la tête assurément,
Si tu ne veux, maraud, texpliquer autrement.
Dubois
Monsieur, un homme noir et dhabit et de mine
(1450) Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
Un papier griffonné dune telle façon,
Quil faudrait, pour le lire, être pis que démon.
Cest de votre procès, je nen fais aucun doute;
Mais le diable denfer, je crois, ny verrait goutte.
Alceste
(1455) Hé bien! quoi? Ce papier, qua-t-il à démêler,
Traître, avec le départ dont tu viens me parler?
Dubois
Cest pour vous dire ici, monsieur, quune heure ensuite,
Un homme qui souvent vous vient rendre visite,
Est venu vous chercher avec empressement,
(1460) Et, ne vous trouvant pas, ma chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire... Attendez, comme est-ce quil sappelle?
Alceste
Laisse là son nom, traître, et dis ce quil ta dit.
Dubois
Cest un de vos amis; enfin cela suffit.
(1465) Il ma dit que dici votre péril vous chasse,
Et que dêtre arrêté le sort vous y menace.
Alceste
Mais quoi! na-t-il voulu te rien spécifier?
Dubois
Non. Il ma demandé de lencre et du papier,
Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,
(1470) Du fond de ce mystère avoir la connaissance.
Alceste
Donne-le donc.
Célimène
Donne-le donc. Que peut envelopper ceci?
Alceste
Je ne sais; mais jaspire à men voir éclairci.
Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable?
Dubois, après avoir longtemps cherché le billet.
Ma foi, je lai, monsieur, laissé sur votre table.
Alceste
(1475) Je ne sais qui me tient.
Célimène
Je ne sais qui me tient. Ne vous emportez pas,
Et courez démêler un pareil embarras.
Alceste
Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,
Ait juré dempêcher que je vous entretienne;
Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
(1480) De vous revoir, madame, avant la fin du jour.
Fin du quatrième acte.
ACTE V
Scène 1
Alceste, Philinte.
Alceste
La résolution en est prise, vous dis-je.
Philinte
Mais, quel que soit ce coup, faut-il quil vous oblige...?
Alceste
Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne peut me détourner;
(1485) Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi! contre ma partie on voit tout à la fois
Lhonneur, la probité, la pudeur et les lois;
On publie en tous lieux léquité de ma cause,
(1490) Sur la foi de mon droit mon âme se repose:
Cependant je me vois trompé par le succès,
Jai pour moi la justice, et je perds mon procès
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant dune fausseté noire!
(1495) Toute la bonne foi cède à sa trahison!
Il trouve, en mégorgeant, moyen davoir raison!
Le poids de sa grimace, où brille lartifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice!
Il fait par un arrêt couronner son forfait!
(1500) Et, non content encor du tort que lon me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire lauteur!
(1505) Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment dappuyer limposture!
Lui qui dun honnête homme à la cour tient le rang,
Ë qui je nai fait rien quêtre sincère et franc,
Qui me vient malgré moi dune ardeur empressée,
(1510) Sur des vers quil a faits demander ma pensée;
Et parceque jen use avec honnêteté
Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
Il aide à maccabler dun crime imaginaire!
Le voilà devenu mon plus grand adversaire!
(1515) Et jamais de son coeur je naurai de pardon,
Pour navoir pas trouvé que son sonnet fût bon!
Et les hommes, morbleu! sont faits de cette sorte!
Cest à ces actions que la gloire les porte!
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
(1520) La justice et lhonneur que lon trouve chez eux!
Allons, cest trop souffrir les chagrins quon nous forge
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne maurez de ma vie avec vous.
Philinte
(1525) Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes;
Et tout le mal nest pas si grand que vous le faites.
Ce que votre partie ose vous imputer
Na point eu le crédit de vous faire arrêter;
On voit son faux rapport lui-même se détruire,
(1530) Et cest une action qui pourrait bien lui nuire.
Alceste
Lui! de semblables tours il ne craint point léclat.
Il a permission dêtre franc scélérat;
Et, loin quà son crédit nuise cette aventure,
On len verra demain en meilleure posture.
Philinte
(1535) Enfin, il est constant quon na point trop donné
Au bruit que contre vous sa malice a tourné;
De ce côté déjà vous navez rien à craindre:
Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
Il vous est en justice aisé dy revenir,
(1540) Et contre cet arrêt...
Alceste
Et contre cet arrêt... Non, je veux my tenir.
Quelque sensible tort quun tel arrêt me fasse,
Je me garderai bien de vouloir quon le casse;
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux quil demeure à la postérité
(1545) Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs quil men pourra coûter;
Mais pour vingt mille francs jaurai droit de pester
Contre liniquité de la nature humaine,
(1550) Et de nourrir pour elle une immortelle haine.
Philinte
Mais enfin...
Alceste
Mais enfin... Mais enfin, vos soins sont superflus.
Que pouvez-vous, monsieur, me dire là-dessus?
Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe?
Philinte
(1555) Non, je tombe daccord de tout ce quil vous plaît:
Tout marche par cabale et par pur intérêt;
Ce nest plus que la ruse aujourdhui qui lemporte,
Et les hommes devraient être faits dautre sorte.
Mais est-ce une raison que leur peu déquité,
(1560) Pour vouloir se tirer de leur société?
Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
Des moyens dexercer notre philosophie:
Cest le plus bel emploi que trouve la vertu;
Et, si de probité tout était revêtu,
(1565) Si tous les coeurs étaient francs, justes, et dociles,
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisquon en met lusage à pouvoir sans ennui
Supporter dans nos droits linjustice dautrui;
Et, de même quun coeur dune vertu profonde...
Alceste
(1570) Je sais que vous parlez, monsieur, le mieux du monde;
En beaux raisonnements vous abondez toujours;
Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
La raison, pour mon bien, veut que je me retire:
Je nai point sur ma langue un assez grand empire:
(1575) De ce que je dirais je ne répondrais pas,
Et je me jetterais cent choses sur les bras.
Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène.
Il faut quelle consente au dessein qui mamène;
Je vais voir si son coeur a de lamour pour moi;
(1580) Et cest ce moment-ci qui doit men faire foi.
Philinte
Montons chez Éliante, attendant sa venue.
Alceste
Non: de trop de souci je me sens lâme émue.
Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin.
Philinte
(1585) Cest une compagnie étrange pour attendre;
Et je vais obliger Éliante à descendre.
Scène 2
Oronte, Célimène, Alceste.
Oronte
Oui, cest à vous de voir si, par des noeuds si doux,
Madame, vous voulez mattacher tout à vous.
Il me faut de votre âme une pleine assurance:
(1590) Un amant là-dessus naime point quon balance.
Si lardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
Vous ne devez point feindre à me le faire voir;
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
Cest de ne plus souffrir quAlceste vous prétende,
(1595) De le sacrifier, madame, à mon amour,
Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.
Célimène
Mais quel sujet si grand contre lui vous irrite,
Vous à qui jai tant vu parler de son mérite?
Oronte
Madame il ne faut point ces éclaircissements;
(1600) Il sagit de savoir quels sont vos sentiments.
Choisissez, sil vous plaît, de garder lun ou lautre;
Ma résolution nattend rien que la vôtre.
Alceste, sortant du coin où il était.
Oui, monsieur a raison; madame, il faut choisir;
Et sa demande ici saccorde à mon désir.
(1605) Pareille ardeur me presse, et même soin mamène;
Mon amour veut du vôtre une marque certaine:
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
Et voici le moment dexpliquer votre coeur.
Oronte
Je ne veux point, monsieur, dune flamme importune
(1610) Troubler aucunement votre bonne fortune.
Alceste
Je ne veux point, monsieur, jaloux ou non jaloux,
Partager de son coeur rien du tout avec vous.
Oronte
Si votre amour au mien lui semble préférable...
Alceste
Si du moindre penchant elle est pour vous capable...
Oronte
(1615) Je jure de ny rien prétendre désormais.
Alceste
Je jure hautement de ne la voir jamais.
Oronte
Madame, cest à vous de parler sans contrainte.
Alceste
Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.
Oronte
Vous navez quà nous dire où sattachent vos voeux.
Alceste
(1620) Vous navez quà trancher et choisir de nous deux.
Oronte
Quoi! sur un pareil choix vous semblez être en peine.
Alceste
Quoi! votre âme balance et paraît incertaine!
Célimène
Mon Dieu! que cette instance est là hors de saison!
Et que vous témoignez tous deux peu de raison!
(1625) Je sais prendre parti sur cette préférence,
Et ce nest pas mon coeur maintenant qui balance:
Il nest point suspendu sans doute entre vous deux,
Et rien nest si tôt fait que le choix de nos voeux;
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
(1630) Ë prononcer en face un aveu de la sorte:
Je trouve que ces mots qui sont désobligeants,
Ne se doivent point dire en présence des gens.
Quun coeur de son penchant donne assez de lumière,
Sans quon nous fasse aller jusquà rompre en visière;
(1635) Et quil suffit enfin que de plus doux témoins
Instruisent un amant, du malheur de ses soins.
Oronte
Non, non, un franc aveu na rien que jappréhende;
Jy consens pour ma part.
Alceste
Jy consens pour ma part. Et moi, je le demande;
Cest son éclat surtout quici jose exiger,
(1640) Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
Conserver tout le monde est votre grande étude:
Mais plus damusement, et plus dincertitude;
Il faut vous expliquer nettement là-dessus;
Ou bien pour un arrêt je prends votre refus:
(1645) Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
Et me tiendrai pour dit tout le mal que jen pense.
Oronte
Je vous sais fort bon gré, monsieur, de ce courroux,
Et je lui dis ici même chose que vous.
Célimène
Que vous me fatiguez avec un tel caprice!
(1650) Ce que vous demandez a-t-il de la justice?
Et ne vous dis-je pas quel motif me retient?
Jen vais prendre pour juge Éliante, qui vient.
Célimène
Je me vois, ma cousine, ici persécutée
Par des gens dont lhumeur y paraît concertée.
(1655) Ils veulent lun et lautre, avec même chaleur,
Que je prononce entre eux le choix que fait mon coeur,
Et que, par un arrêt quen face il me faut rendre,
Je défende à lun deux tous les soins quil peut prendre.
Dites-moi si jamais cela se fait ainsi.
Éliante
(1660) Nallez point là-dessus me consulter ici;
Peut-être y pourriez-vous être mal adressée,
Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.
Oronte
Madame, cest en vain que vous vous défendez.
Alceste
Tous vos détours ici seront mal secondés.
Oronte
(1665) Il faut, il faut parler, et lâcher la balance.
Alceste
Il ne faut que poursuivre à garder le silence.
Oronte
Je ne veux quun seul mot pour finir nos débats.
Alceste
Et moi je vous entends si vous ne parlez pas.
Acaste, à Célimène.
Madame, nous venons tous deux, sans vous déplaire,
(1670) Éclaircir avec vous une petite affaire.
Clitandre, à Oronte et à Alceste.
Fort à propos, messieurs, vous vous trouvez ici,
Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.
Arsinoé, à Célimène.
Madame, vous serez surprise de ma vue;
Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue:
(1675) Tous deux ils mont trouvée, et se sont plaints à moi
Dun trait à qui mon coeur ne saurait prêter foi.
Jai du fond de votre âme une trop haute estime
Pour vous croire jamais capable dun tel crime;
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
(1680) Et lamitié passant sur de petits discords,
Jai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.
Acaste
Oui, madame, voyons, dun esprit adouci,
Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
(1685) Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre?
Clitandre
Vous avez, pour Acaste, écrit ce billet tendre.
Acaste, à Oronte et à Alceste.
Messieurs, ces traits pour vous nont point dobscurité,
Et je ne doute pas que sa civilité
Ë connaître sa main nait trop su vous instruire.
(1690) Mais ceci vaut assez la peine de le lire.
ÇÊVous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je nai jamais tant de joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il ny a rien de plus injuste; et, si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous le pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de vicomte...
Il devrait être ici.
Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez
vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir; et, depuis que je lai vu, trois quarts dheure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je nai jamais pu prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis...
Cest moi-même, messieurs, sans nulle vanité.
Pour le petit marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve quil ny a rien de si mince que toute sa personne; et ce sont de ces mérites qui nont que la cape et lépée. Pour lhomme aux rubans verts...
Ë Alceste.
Ë vous le dé, monsieur.
Pour lhomme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour lhomme au sonnet...
Ë Oronte.
Voici votre paquet.
Et pour lhomme au sonnet, qui sest jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine découter ce quil dit; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc en tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez; que je vous trouve à dire, plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où lon mentraîne; et que cest un merveilleux assaisonnement aux plaisirs quon goûte, que la présence des gens quon aime.
Clitandre
Me voici maintenant, moi.
Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le
doucereux, est le dernier des hommes pour qui jaurais de lamitié. Il est extravagant de se persuader quon laime, et vous lêtes de croire quon ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour maider à porter le chagrin den être obsédée.ÊÈ
Dun fort beau caractère on voit là le modèle,
Madame, et vous savez comment cela sappelle.
Il suffit. Nous allons lun et lautre, en tous lieux,
Montrer de votre coeur le portrait glorieux.
Acaste
(1695) Jaurais de quoi vous dire, et belle est la matière;
Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère;
Et je vous ferai voir que les petits marquis
Ont, pour se consoler, des coeurs de plus haut prix.
Oronte
Quoi! de cette façon je vois quon me déchire,
(1700) Après tout ce quà moi je vous ai vu mécrire!
Et votre coeur, paré de beaux semblants damour,
Ë tout le genre humain se promet tour à tour!
Allez, jétais trop dupe, et je vais ne plus lêtre;
Vous me faites un bien, me faisant vous connaître:
(1705) Jy profite dun coeur quainsi vous me rendez,
Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.
(Ë Alceste.)
Monsieur, je ne fais plus dobstacle à votre flamme,
Et vous pouvez conclure affaire avec madame.
Arsinoé, à Célimène.
Certes, voilà le trait du monde le plus noir;
(1710) Je ne men saurais taire, et me sens émouvoir.
Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres?
Je ne prends point de part aux intérêts des autres;
(montrant Alceste.)
Mais, monsieur, que chez vous fixait votre bonheur,
Un homme, comme lui, de mérite et dhonneur,
(1715) Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
Devait-il...
Alceste
Devait-il... Laissez-moi, madame, je vous prie,
Vider mes intérêts moi-même là-dessus,
Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
Mon coeur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
(1720) Il nest point en état de payer ce grand zèle;
Et ce nest point à vous que je pourrai songer,
Si, par un autre choix, je cherche à me venger.
Arsinoé
Hé! croyez-vous, monsieur, quon ait cette pensée,
Et que de vous avoir on soit tant empressée?
(1725) Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
Si de cette créance il peut sêtre flatté.
Le rebut de madame est une marchandise
Dont on aurait grand tort dêtre si fort éprise.
Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut.
(1730) Ce ne sont pas des gens comme moi quil vous faut.
Vous ferez bien encor de soupirer pour elle,
Et je brûle de voir une union si belle.
Scène 7
Célimène, Éliante, Alceste, Philinte.
Alceste, à Célimène.
Hé bien, je me suis tu, malgré ce que je voi,
Et jai laissé parler tout le monde avant moi.
(1735) Ai-je pris sur moi-même un assez long empire,
Et puis-je maintenant...?
Célimène
Et puis-je, maintenant... Oui, vous pouvez tout dire;
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
Jai tort, je le confesse; et mon âme confuse
(1740) Ne cherche à vous payer daucune vaine excuse.
Jai des autres ici méprisé le courroux;
Mais je tombe daccord de mon crime envers vous.
Votre ressentiment sans doute est raisonnable;
Je sais combien je dois vous paraître coupable,
(1745) Que toute chose dit que jai pu vous trahir,
Et quenfin vous avez sujet de me haïr.
Faites-le, jy consens.
Alceste
Faites-le, jy consens. Hé! le puis-je, traîtresse?
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse?
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
(1750) Trouvé-je un coeur en moi tout prêt à mobéir?
(Ë Éliante et à Philinte.)
Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce nest pas encor tout,
Et vous allez me voir la pousser jusquau bout,
(1755) Montrer que cest à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les coeurs il est toujours de lhomme.
(à Célimène.)
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits;
Jen saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom dune faiblesse
(1760) Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre coeur veuille donner les mains
Au dessein que jai fait de fuir tous les humains
Et que dans mon désert où jai fait voeu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
(1765) Cest par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et quaprès cet éclat quun noble coeur abhorre,
Il peut mêtre permis de vous aimer encore.
Célimène
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
(1770) Et dans votre désert aller mensevelir!
Alceste
Et, sil faut quà mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents?
Célimène
La solitude effraye une âme de vingt ans.
(1775) Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos voeux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels noeuds;
Et lhymen...
Alceste
Et lhymen... Non, mon coeur à présent vous déteste,
(1780) Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous nêtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse; et ce sensible outrage
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
Scène dernière
Éliante, Alceste, Philinte.
Alceste, à Éliante
(1785) Madame, cent vertus ornent votre beauté,
Et je nai vu quen vous de la sincérité;
De vous depuis longtemps je fais un cas extrême;
Mais laissez-moi toujours vous estimer de même,
Et souffrez que mon coeur, dans ses troubles divers,
(1790) Ne se présente point à lhonneur de vos fers;
Je men sens trop indigne, et commence à connaître
Que le ciel pour ce noeud ne mavait point fait naître;
Que ce serait pour vous un hommage trop bas,
Que le rebut dun coeur qui ne vous valait pas;
(1795) Et quenfin...
Éliante
Et quenfin... Vous pouvez suivre cette pensée:
Ma main de se donner nest pas embarrassée;
Et voilà votre ami, sans trop minquiéter,
Qui, si je len priais, la pourrait accepter.
Philinte
Ah! cet honneur, madame, est toute mon envie,
(1800) Et jy sacrifierais et mon sang et ma vie.
Alceste
Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements,
Lun pour lautre à jamais garder ces sentiments!
Trahi de toutes parts, accablé dinjustices,
Je vais sortir dun gouffre où triomphent les vices;
(1805) Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où dêtre homme dhonneur on ait la liberté.
Philinte
Allons, madame, allons employer toute chose
Pour rompre le dessein que son coeur se propose.