Discours de lutilité et des parties du poème dramatique Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire Discours des trois unités daction, de jour, et de lieu
Il faut donc savoir quelles sont ces règles; mais notre malheur est quAristote et Horace après lui en ont écrit assez obscurément pour avoir besoin dinterprètes, et que ceux qui leur en ont voulu servir jusques ici ne les ont souvent expliqués quen grammairiens ou en philosophes. Comme ils avaient plus détude et de spéculation que dexpérience du théâtre, leur lecture nous peut rendre plus doctes, mais non pas nous donner beaucoup de lumières fort sûres pour y réussir. Je hasarderai quelque chose sur cinquante ans de travail pour la scène, et en dirai mes pensées tout simplement, sans esprit de contestation qui mengage à les soutenir, et sans prétendre que personne renonce en ma faveur à celles quil en aura conçues. Ainsi ce que jai avancé dès lentrée de ce discours, que la poésie dramatique a pour but le seul plaisir des spectateurs, nest pas pour lemporter opiniâtrement sur ceux qui pensent ennoblir lart, en lui donnant pour objet de profiter aussi bien que de plaire. Cette dispute même serait très inutile, puisquil est impossible de plaire selon les règles, quil ne sy rencontre beaucoup dutilité. Il est vrai quAristote, dans tout son Traité de la Poétique, na jamais employé ce mot une seule fois; quil attribue lorigine de la poésie au plaisir que nous prenons à voir imiter les actions des hommes; quil préfère la partie du poème qui regarde le sujet à celle qui regarde les moeurs, parce que cette première contient ce qui agrée le plus, comme les agnitions et les péripéties; quil fait entrer dans la définition de la tragédie lagrément du discours dont elle est composée; et quil lestime enfin plus que le poème épique, en ce quelle a de plus la décoration extérieure et la musique, qui délectent puissamment, et quétant plus courte et moins diffuse, le plaisir quon y prend est plus parfait; mais il nest pas moins vrai quHorace nous apprend que nous ne saurions plaire à tout le monde, si nous ny mêlons lutile, et que les gens graves et sérieux, les vieillards, les amateurs de la vertu, sy ennuieront, sils ny trouvent rien à profiter: Centuriae seniorum agitant expertia frugis. Ainsi, quoique lutile ny entre que sous la forme du délectable, il ne laisse pas dy être nécessaire, et il vaut mieux examiner de quelle façon il y peut trouver sa place, que dagiter, comme je lai déjà dit, une question inutile touchant lutilité de cette sorte de poèmes. Jestime donc quil sy en peut rencontrer de quatre sortes. La première consiste aux sentences et instructions morales quon y peut semer presque partout; mais il en faut user sobrement, les mettre rarement en discours généraux, ou ne les pousser guère loin, surtout quand on fait parler un homme passionné, ou quon lui fait répondre par un autre; car il ne doit avoir non plus de patience pour les entendre, que de quiétude desprit pour les concevoir et les dire. Dans les délibérations dÉtat, où un homme dimportance consulté par un roi sexplique de sens rassis, ces sortes de discours trouvent lieu de plus détendue; mais enfin il est toujours bon de les réduire souvent de la thèse à lhypothèse; et jaime mieux faire dire à un acteur, lamour vous donne beaucoup dinquiétudes, que, lamour donne beaucoup dinquiétudes aux esprits quil possède. Ce nest pas que je voulusse entièrement bannir cette dernière façon de sénoncer sur les maximes de la morale et de la politique. Tous mes poèmes demeureraient bien estropiés, si on en retranchait ce que jy en ai mêlé; mais encore un coup, il ne les faut pas pousser loin sans les appliquer au particulier; autrement cest un lieu commun, qui ne manque jamais dennuyer lauditeur, parce quil fait languir laction; et quelque heureusement que réussisse cet étalage de moralités, il faut toujours craindre que ce ne soit un de ces ornements ambitieux quHorace nous ordonne de retrancher. Javouerai toutefois que les discours généraux ont souvent grâce, quand celui qui les prononce et celui qui les écoute ont tous deux lesprit assez tranquille pour se donner raisonnablement cette patience. Dans le quatrième acte de Mélite, la joie quelle a dêtre aimée de Tircis lui fait souffrir sans chagrin la remontrance de sa nourrice, qui de son côté satisfait à cette démangeaison quHorace attribue aux vieilles gens, de faire des leçons aux jeunes; mais si elle savait que Tircis la crût infidèle, et quil en fût au désespoir, comme elle lapprend ensuite, elle nen souffrirait pas quatre vers. Quelquefois même ces discours sont nécessaires pour appuyer des sentiments dont le raisonnement ne se peut fonder sur aucune des actions particulières de ceux dont on parle. Rodogune, au premier acte, ne saurait justifier la défiance quelle a de Cléopâtre, que par le peu de sincérité quil y a dordinaire dans la réconciliation des grands après une offense signalée, parce que, depuis le traité de paix, cette reine na rien fait qui la doive rendre suspecte de cette haine quelle lui conserve dans le coeur. Lassurance que prend Mélisse, au quatrième de la Suite du Menteur, sur les premières protestations damour que lui fait Dorante, quelle na vu quune seule fois, ne se peut autoriser que sur la facilité et la promptitude que deux amants nés lun pour lautre ont à donner croyance à ce quils sentre-disent; et les douze vers qui expriment cette moralité en termes généraux ont tellement plu, que beaucoup de gens desprit nont pas dédaigné den charger leur mémoire. Vous en trouverez ici quelques autres de cette nature. La seule règle quon y peut établir, cest quil les faut placer judicieusement, et surtout les mettre en la bouche de gens qui aient lesprit sans embarras, et qui ne soient point emportés par la chaleur de laction. La seconde utilité du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque jamais à faire son effet, quand elle est bien achevée, et que les traits en sont si reconnaissables quon ne les peut confondre lun dans lautre, ni prendre le vice pour vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique malheureuse; et celui-là se fait toujours haïr, bien que triomphant. Les anciens se sont fort souvent contentés de cette peinture, sans se mettre en peine de faire récompenser les bonnes actions, et punir les mauvaises. Clytemnestre et son adultère tuent Agamemnon impunément; Médée en fait autant de ses enfants, et Atrée de ceux de son frère Thyeste, quil lui fait manger. Il est vrai quà bien considérer ces actions quils choisissaient pour la catastrophe de leurs tragédies, cétaient des criminels quils faisaient punir, mais par des crimes plus grands que les leurs. Thyeste avait abusé de la femme de son frère; mais la vengeance quil en prend a quelque chose de plus affreux que ce premier crime. Jason était un perfide dabandonner Médée, à qui il devait tout; mais massacrer ses enfants à ses yeux est quelque chose de plus. Clytemnestre se plaignait des concubines quAgamemnon ramenait de Troie; mais il navait point attenté sur sa vie, comme elle fait sur la sienne; et ces maîtres de lart ont trouvé le crime de son fils Oreste, qui la tue pour venger son père, encore plus grand que le sien, puisquils lui ont donné des Furies vengeresses pour le tourmenter, et nen ont point donné à sa mère, quils font jouir paisiblement avec son Egisthe du royaume dun mari quelle avait assassiné. Notre théâtre souffre difficilement de pareils sujets: le Thyeste de Sénèque ny a pas été fort heureux; sa Médée y a trouvé plus de faveur; mais aussi, à le bien prendre, la perfidie de Jason et la violence du roi de Corinthe la font paraître si injustement opprimée, que lauditeur entre aisément dans ses intérêts, et regarde sa vengeance comme une justice quelle se fait elle-même de ceux qui loppriment. Cest cet intérêt quon aime à prendre pour les vertueux qui a obligé den venir à cette autre manière de finir le poème dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes, qui nest pas un précepte de lart, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls. Il était dès le temps dAristote, et peut-être quil ne plaisait pas trop à ce philosophe, puisquil dit quil na eu vogue que par limbécillité du jugement des spectateurs, et que ceux qui le pratiquent saccommodent au goût du peuple, et écrivent selon les souhaits de leur auditoire. En effet, il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur notre théâtre sans lui souhaiter de la prospérité, et nous fâcher de ses infortunes. Cela fait que quand il en demeure accablé, nous sortons avec chagrin, et remportons une espèce dindignation contre lauteur et les acteurs; mais quand lévénement remplit nos souhaits, et que la vertu y est couronnée, nous sortons avec pleine joie, et remportons une entière satisfaction et de louvrage, et de ceux qui lont représenté. Le succès heureux de la vertu, en dépit des traverses et des périls, nous excite à lembrasser; et le succès funeste du crime ou de linjustice est capable de nous en augmenter lhorreur naturelle, par lappréhension dun pareil malheur. Cest en cela que consiste la troisième utilité du théâtre, comme la quatrième en la purgation des passions par le moyen de la pitié et de la crainte. Mais comme cette utilité est particulière à la tragédie, je mexpliquerai sur cet article au second volume, où je traiterai de la tragédie en particulier, et passe à lexamen des parties quAristote attribue au poème dramatique. Je dis au poème dramatique en général, bien quen traitant cette matière il ne parle que de la tragédie; parce que tout ce quil en dit convient aussi à la comédie, et que la différence de ces deux espèces de poèmes ne consiste quen la dignité des personnages, et des actions quils imitent, et non pas en la façon de les imiter, ni aux choses qui servent à cette imitation. Le poème est composé de deux sortes de parties. Les unes sont appelées parties de quantité, ou dextension; et Aristote en nomme quatre: le prologue, lépisode, lexode et le choeur. Les autres se peuvent nommer des parties intégrantes, qui se rencontrent dans chacune de ces premières pour former tout le corps avec elles. Ce philosophe y en trouve six: le sujet, les moeurs, les sentiments, la diction, la musique, et la décoration du théâtre. De ces six, il ny a que le sujet dont la bonne constitution dépende proprement de lart poétique; les autres ont besoin dautres arts subsidiaires: les moeurs, de la morale; les sentiments, de la rhétorique; la diction, de la grammaire; et les deux autres parties ont chacune leur art, dont il nest pas besoin que le poète soit instruit, parce quil y peut faire suppléer par dautres que lui, ce qui fait quAristote ne les traite pas. Mais comme il faut quil exécute lui-même ce qui concerne les quatre premières, la connaissance des arts dont elles dépendent lui est absolument nécessaire, à moins quil ait reçu de la nature un sens commun assez fort et assez profond pour suppléer à ce défaut. Les conditions du sujet sont diverses pour la tragédie et pour la comédie. Je ne toucherai à présent quà ce qui regarde cette dernière, quAristote définit simplement une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis mempêcher de dire que cette définition ne me satisfait point; et puisque beaucoup de savants tiennent que son Traité de la Poétique nest pas venu tout entier jusques à nous, je veux croire que dans ce que le temps nous en a dérobé il sen rencontrait une plus achevée. La poésie dramatique, selon lui, est une imitation des actions, et il sarrête ici à la condition des personnes, sans dire quelles doivent être ces actions. Quoi quil en soit, cette définition avait du rapport à lusage de son temps, où lon ne faisait parler dans la comédie que des personnes dune condition très médiocre; mais elle na pas une entière justesse pour le nôtre, où les rois même y peuvent entrer, quand leurs actions ne sont point au-dessus delle. Lorsquon met sur la scène un simple intrique damour entre des rois, et quils ne courent aucun péril, ni de leur vie, ni de leur État, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, laction le soit assez pour sélever jusquà la tragédie. Sa dignité demande quelque grand intérêt dÉtat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que lamour, telles que sont lambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte dune maîtresse. Il est à propos dy mêler lamour, parce quil a toujours beaucoup dagrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle; mais il faut quil se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. Cette maxime semblera nouvelle dabord: elle est toutefois de la pratique des anciens, chez qui nous ne voyons aucune tragédie où il ny ait quun intérêt damour à démêler. Au contraire, ils len bannissaient souvent; et ceux qui voudront considérer les miennes, reconnaîtront quà leur exemple je ne lui ai jamais laissé y prendre le pas devant, et que dans le Cid même, qui est sans contredit la pièce la plus remplie damour que jaie faite, le devoir de la naissance et le soin de lhonneur lemportent sur toutes les tendresses quil inspire aux amants que jy fais parler. Je dirai plus. Bien quil y ait de grands intérêts dÉtat dans un poème, et que le soin quune personne royale doit avoir de sa gloire fasse taire sa passion, comme en Don Sanche, sil ne sy rencontre point de péril de vie, de pertes dÉtats, ou de bannissement, je ne pense pas quil ait droit de prendre un nom plus relevé que celui de comédie; mais pour répondre aucunement à la dignité des personnes dont celui-là représente les actions, je me suis hasardé dy ajouter lépithète dhéroïque, pour le distinguer davec les comédies ordinaires. Cela est sans exemple parmi les anciens; mais aussi il est sans exemple parmi eux de mettre des rois sur le théâtre sans quelquun de ces grands périls. Nous ne devons pas nous attacher si servilement à leur imitation, que nous nosions essayer quelque chose de nous-mêmes, quand cela ne renverse point les règles de lart; ne fût-ce que pour mériter cette louange que donnait Horace aux poètes de son temps: Nec minimum meruere decus, vestigia groeca Ausi deserere; et navoir point de part en ce honteux éloge: O imitatores, servum pecus! Ce qui nous sert maintenant dexemple, dit Tacite, a été autrefois sans exemple, et ce que nous faisons sans exemple en pourra servir un jour. La comédie diffère donc en cela de la tragédie, que celle-ci veut pour son sujet une action illustre, extraordinaire, sérieuse: celle-là sarrête à une action commune et enjouée; celle-ci demande de grands périls pour ses héros: celle-là se contente de linquiétude et des déplaisirs de ceux à qui elle donne le premier rang parmi ses acteurs. Toutes les deux ont cela de commun, que cette action doit être complète et achevée; cest-à-dire que dans lévénement qui la termine, le spectateur doit être si bien instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu quelque part, quil sorte lesprit en repos, et ne soit plus en doute de rien. Cinna conspire contre Auguste, sa conspiration est découverte, Auguste le fait arrêter. Si le poème en demeurait là, laction ne serait pas complète, parce que lauditeur sortirait dans lincertitude de ce que cet empereur aurait ordonné de cet ingrat favori. Ptolomée craint que César, qui vient en Égypte, ne favorise sa soeur dont il est amoureux, et ne le force à lui rendre sa part du royaume, que son père lui a laissée par testament: pour attirer la faveur de son côté par un grand service, il lui immole Pompée; ce nest pas assez, il faut voir comment César recevra ce grand sacrifice. Il arrive, il sen fâche, il menace Ptolomée, il le veut obliger dimmoler les conseillers de cet attentat à cet illustre mort; ce roi, surpris de cette réception si peu attendue, se résout à prévenir César, et conspire contre lui, pour éviter par sa perte le malheur dont il se voit menacé. Ce nest pas encore assez; il faut savoir ce qui réussira de cette conspiration. César en a lavis, et Ptolomée, périssant dans un combat avec ses ministres, laisse Cléopâtre en paisible possession du royaume dont elle demandait la moitié, et César hors de péril; lauditeur na plus rien à demander, et sort satisfait, parce que laction est complète. Je connais des gens desprit, et des plus savants en lart poétique, qui mimputent davoir négligé dachever le Cid, et quelques autres de mes poèmes, parce que je ny conclus pas précisément le mariage des premiers acteurs, et que je ne les envoie point marier au sortir du théâtre. A quoi il est aisé de répondre que le mariage nest point un achèvement nécessaire pour la tragédie heureuse, ni même pour la comédie. Quant à la première, cest le péril dun héros qui la constitue, et lorsquil en est sorti, laction est terminée. Bien quil ait de lamour, il nest point besoin quil parle dépouser sa maîtresse quand la bienséance ne le permet pas; et il suffit den donner lidée après en avoir levé tous les empêchements, sans lui en faire déterminer le jour. Ce serait une chose insupportable que Chimène en convînt avec Rodrigue dès le lendemain quil a tué son père, et Rodrigue serait ridicule, sil faisait la moindre démonstration de le désirer. Je dis la même chose dAntiochus. Il ne pourrait dire de douceurs à Rodogune qui ne fussent de mauvaise grâce, dans linstant que sa mère se vient dempoisonner à leurs yeux, et meurt dans la rage de navoir pu les faire périr avec elle. Pour la comédie, Aristote ne lui impose point dautre devoir pour conclusion que de rendre amis ceux qui étaient ennemis; ce quil faut entendre un peu plus généralement que les termes ne semblent porter, et létendre à la réconciliation de toute sorte de mauvaise intelligence; comme quand un fils rentre aux bonnes grâces dun père quon a vu en colère contre lui pour ses débauches, ce qui est une fin assez ordinaire aux anciennes comédies; ou que deux amants, séparés par quelque fourbe quon leur a faite, ou par quelque pouvoir dominant, se réunissent par léclaircissement de cette fourbe, ou par le consentement de ceux qui y mettaient obstacle; ce qui arrive presque toujours dans les nôtres, qui nont que très rarement une autre fin que des mariages. Nous devons toutefois prendre garde que ce consentement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par un événement qui en fournisse loccasion. Autrement il ny aurait pas grand artifice au dénouement dune pièce, si, après lavoir soutenue durant quatre actes sur lautorité dun père qui napprouve point les inclinations amoureuses de son fils ou de sa fille, il y consentait tout dun coup au cinquième, par cette seule raison que cest le cinquième, et que lauteur noserait en faire six. Il faut un effet considérable qui ly oblige, comme si lamant de sa fille lui sauvait la vie en quelque rencontre où il fût prêt dêtre assassiné par ses ennemis, ou que par quelque accident inespéré, il fût reconnu pour être de plus grande condition, et mieux dans la fortune quil ne paraissait. Comme il est nécessaire que laction soit complète, il faut aussi najouter rien au-delà, parce que quand leffet est arrivé, lauditeur ne souhaite plus rien et sennuie de tout le reste. Ainsi les sentiments de joie quont deux amants qui se voient réunis après de longues traverses doivent être bien courts; et je ne sais pas quelle grâce a eue chez les Athéniens la contestation de Ménélas et de Teucer pour la sépulture dAjax, que Sophocle fait mourir au quatrième acte; mais je sais bien que de notre temps la dispute du même Ajax et dUlysse pour les armes dAchille après sa mort, lassa fort les oreilles, bien quelle partît dune bonne main. Je ne puis déguiser même que jai peine encore à comprendre comment on a pu souffrir le cinquième de Mélite et de la Veuve. On ny voit les premiers acteurs que réunis ensemble, et ils ny ont plus dintérêt quà savoir les auteurs de la fausseté ou de la violence qui les a séparés. Cependant ils en pouvaient être déjà instruits, si je leusse voulu, et semblent nêtre plus sur le théâtre que pour servir de témoins au mariage de ceux du second ordre; ce qui fait languir toute cette fin, où ils nont point de part. Je nose attribuer le bonheur queurent ces deux comédies à lignorance des préceptes, qui était assez générale en ce temps-là, dautant que ces mêmes préceptes, bien ou mal observés, doivent faire leur effet, bon ou mauvais, sur ceux même qui, faute de les savoir, sabandonnent au courant des sentiments naturels; mais je ne puis que je navoue du moins que la vieille habitude quon avait alors à ne voir rien de mieux ordonné a été cause quon ne sest pas indigné contre ces défauts, et que la nouveauté dun genre de comédie très agréable, et qui jusque-là navait point paru sur la scène, a fait quon a voulu trouver belles toutes les parties dun corps qui plaisait à la vue, bien quil neût pas toutes ses proportions dans leur justesse. La comédie et la tragédie se ressemblent encore en ce que laction quelles choisissent pour imiter doit avoir une juste grandeur, cest-à-dire quelle ne doit être, ni si petite quelle échappe à la vue comme un atome, ni si vaste quelle confonde la mémoire de lauditeur et égare son imagination. Cest ainsi quAristote explique cette condition du poème, et ajoute que pour être dune juste grandeur, elle doit avoir un commencement, un milieu, et une fin. Ces termes sont si généraux, quils semblent ne signifier rien; mais à les bien entendre, ils excluent les actions momentanées qui nont point ces trois parties. Telle est peut-être la mort de la soeur dHorace, qui se fait tout dun coup sans aucune préparation dans les trois actes qui la précèdent; et je massure que si Cinna attendait au cinquième à conspirer contre Auguste, et quil consumât les quatre autres en protestations damour à Emilie, ou en jalousies contre Maxime, cette conspiration surprenante ferait bien des révoltes dans les esprits, à qui ces quatre premiers auraient fait attendre toute autre chose. Il faut donc quune action, pour être dune juste grandeur, ait un commencement, un milieu et une fin. Cinna conspire contre Auguste et rend compte de sa conspiration à Emilie, voilà le commencement; Maxime en fait avertir Auguste, voilà le milieu; Auguste lui pardonne, voilà la fin. Ainsi dans les comédies de ce premier volume, jai presque toujours établi deux amants en bonne intelligence; je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe, et les ai réunis par léclaircissement de cette même fourbe qui les séparait. A ce que je viens de dire de la juste grandeur de laction jajoute un mot touchant celle de sa représentation, que nous bornons dordinaire à un peu moins de deux heures. Quelques-uns réduisent le nombre des vers quon y récite à quinze cents, et veulent que les pièces de théâtre ne puissent aller jusquà dix-huit, sans laisser un chagrin capable de faire oublier les plus belles choses. Jai été plus heureux que leur règle ne me le permet, en ayant pour lordinaire donné deux mille aux comédies, et un peu plus de dix-huit cents aux tragédies, sans avoir sujet de me plaindre que mon auditoire ait montré trop de chagrin pour cette longueur. Cest assez parlé du sujet de la comédie, et des conditions qui lui sont nécessaires. La vraisemblance en est une dont je parlerai en un autre lieu; il y a de plus, que les événements en doivent toujours être heureux, ce qui nest pas une obligation de la tragédie, où nous avons le choix de faire un changement de bonheur en malheur, ou de malheur en bonheur. Cela na pas besoin de commentaire; je viens à la seconde partie du poème, qui sont les moeurs. Aristote leur prescrit quatre conditions, quelles soient bonnes, convenables, semblables, et égales. Ce sont des termes quil a si peu expliqués, quil nous laisse grand lieu de douter de ce quil veut dire. Je ne puis comprendre comment on a voulu entendre par ce mot de bonnes, quil faut quelles soient vertueuses. La plupart des poèmes, tant anciens que modernes, demeureraient en un pitoyable état, si lon en retranchait tout ce qui sy rencontre de personnages méchants, ou vicieux, ou tachés de quelque faiblesse qui saccorde mal avec la vertu. Horace a pris soin de décrire en général les moeurs de chaque âge, et leur attribue plus de défauts que de perfections; et quand il nous prescrit de peindre Médée fière et indomptable, Ixion perfide, Achille emporté de colère, jusquà maintenir que les lois ne sont pas faites pour lui, et ne vouloir prendre droit que par les armes, il ne nous donne pas de grandes vertus à exprimer. Il faut donc trouver une bonté compatible avec ces sortes de moeurs; et sil mest permis de dire mes conjectures sur ce quAristote nous demande par là, je crois que cest le caractère brillant et élevé dune habitude vertueuse ou criminelle, selon quelle est propre et convenable à la personne quon introduit. Cléopâtre, dans Rodogune, est très méchante; il ny a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu quil la puisse conserver sur un trône quelle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent; mais tous ses crimes sont accompagnés dune grandeur dâme qui a quelque chose de si haut, quen même temps quon déteste ses actions, on admire la source dont elles partent. Jose dire la même chose du Menteur. Il est hors de doute que cest une habitude vicieuse que de mentir; mais il débite ses menteries avec une telle présence desprit et tant de vivacité, que cette imperfection a bonne grâce en sa personne, et fait confesser aux spectateurs que le talent de mentir ainsi est un vice dont les sots ne sont point capables. Pour troisième exemple, ceux qui voudront examiner la manière dont Horace décrit la colère dAchille ne séloigneront pas de ma pensée. Elle a pour fondement un passage dAristote, qui suit dassez près celui que je tâche dexpliquer. La poésie, dit-il, est une imitation de gens meilleurs quils nont été, et comme les peintres font souvent des portraits flattés, qui sont plus beaux que loriginal, et conservent toutefois la ressemblance, ainsi les poètes, représentant des hommes colères ou fainéants, doivent tirer une haute idée de ces qualités quils leur attribuent, en sorte quil sy trouve un bel exemplaire déquité ou de dureté; et cest ainsi quHomère a fait Achille bon. Ce dernier mot est à remarquer, pour faire voir quHomère a donné aux emportements de la colère dAchille cette bonté nécessaire aux moeurs, que je fais consister en cette élévation de leur caractère, et dont Robortel parle ainsi: Unumquodque genus per se supremos quosdam habet decoris gradus, et absolutissimam recipit formam, non tamen degenerans a sua natura et effigie pristina. Ce texte dAristote que je viens de citer peut faire de la peine, en ce quil porte que les moeurs des hommes colères ou fainéants doivent être peintes dans un tel degré dexcellence, quil sy rencontre un haut exemplaire déquité ou de dureté. Il y a du rapport de la dureté à la colère; et cest ce quattribue Horace à celle dAchille en ce vers: ... Iracundus, inexorabilis, acer. Mais il ny en a point de léquité à la fainéantise, et je ne puis voir quelle part elle peut avoir en son caractère. Cest ce qui me fait douter si le mot grec ῥαθίμοὺς a été rendu dans le sens dAristote par les interprètes latins que jai suivis. Pacius le tourne desides; Victorius, inertes; Heinsius, segnes; et le mot de fainéants, dont je me suis servi pour le mettre en notre langue, répond assez à ces trois versions; mais Castelvetro le rend en la sienne par celui de mansueti, "débonnaires ou pleins de mansuétude; " et non seulement ce mot a une opposition plus juste à celui de colères, mais aussi il saccorderait mieux avec cette habitude quAristote appelle ἐπιεῖκέιαν, dont il nous demande un bel exemplaire. Ces trois interprètes traduisent ce mot grec par celui déquité ou de probité, qui répondrait mieux au mansueti de lItalien quà leurs segnes, desides, inertes, pourvu quon nentendît par là quune bonté naturelle, qui ne se fâche que malaisément: mais jaimerais mieux encore celui de piacevolezza, dont lautre se sert pour lexprimer en sa langue; et je crois que pour lui laisser sa force en la nôtre, on le pourrait tourner par celui de condescendance, ou facilité équitable dapprouver, excuser, et supporter tout ce qui arrive. Ce nest pas que je me veuille faire juge entre de si grands hommes; mais je ne puis dissimuler que la version italienne de ce passage me semble avoir quelque chose de plus juste que ces trois latines. Dans cette diversité dinterprétations, chacun est en liberté de choisir, puisque même on a droit de les rejeter toutes, quand il sen présente une nouvelle qui plaît davantage, et que les opinions des plus savants ne sont pas des lois pour nous. Il me vient encore une autre conjecture, touchant ce quentend Aristote par cette bonté de moeurs quil leur impose pour première condition. Cest quelles doivent être vertueuses tant quil se peut, en sorte que nous nexposions point de vicieux ou de criminels sur le théâtre, si le sujet que nous traitons nen a besoin. Il donne lieu lui-même à cette pensée, lorsque voulant marquer un exemple dune faute contre cette règle, il se sert de celui de Ménélas dans lOreste dEuripide, dont le défaut ne consiste pas en ce quil est injuste, mais en ce quil lest sans nécessité. Je trouve dans Castelvetro une troisième explication qui pourrait ne déplaire pas, qui est que cette bonté de moeurs ne regarde que le premier personnage, qui doit toujours se faire aimer, et par conséquent être vertueux, et non pas ceux qui le persécutent, ou le font périr; mais comme cest restreindre à un seul ce quAristote dit en général, jaimerais mieux marrêter, pour lintelligence de cette première condition, à cette élévation ou perfection de caractère dont jai parlé, qui peut convenir à tous ceux qui paraissent sur la scène; et je ne pourrais suivre cette dernière interprétation sans condamner le Menteur, dont lhabitude est vicieuse, bien quil tienne le premier rang dans la comédie qui porte ce titre. En second lieu, les moeurs doivent être convenables. Cette condition est plus aisée à entendre que la première. Le poète doit considérer lâge, la dignité, la naissance, lemploi et le pays de ceux quil introduit: il faut quil sache ce quon doit à sa patrie, à ses parents, à ses amis, à son roi; quel est loffice dun magistrat, ou dun général darmée, afin quil puisse y conformer ceux quil veut faire aimer aux spectateurs, et en éloigner ceux quil leur veut faire haïr; car cest une maxime infaillible que, pour bien réussir, il faut intéresser lauditoire pour les premiers acteurs. Il est bon de remarquer encore que ce quHorace dit des moeurs de chaque âge nest pas une règle dont on ne se puisse dispenser sans scrupule. Il fait les jeunes gens prodigues et les vieillards avares: le contraire arrive tous les jours sans merveille; mais il ne faut pas que lun agisse à la manière de lautre, bien quil ait quelquefois des habitudes et des passions qui conviendraient mieux à lautre. Cest le propre dun jeune homme dêtre amoureux, et non pas dun vieillard; cela nempêche pas quun vieillard ne le devienne: les exemples en sont assez souvent devant nos yeux; mais il passerait pour fou sil voulait faire lamour en jeune homme, et sil prétendait se faire aimer par les bonnes qualités de sa personne. Il peut espérer quon lécoutera, mais cette espérance doit être fondée sur son bien, ou sur sa qualité, et non pas sur ses mérites; et ses prétentions ne peuvent être raisonnables, sil ne croit avoir affaire à une âme assez intéressée pour déférer tout à léclat des richesses, ou à lambition du rang. La qualité de semblables, quAristote demande aux moeurs, regarde particulièrement les personnes que lhistoire ou la fable nous fait connaître, et quil faut toujours peindre telles que nous les y trouvons. Cest ce que veut dire Horace par ce vers: Sit Medea ferox invictaque... Qui peindrait Ulysse en grand guerrier, ou Achille en grand discoureur, ou Médée en femme fort soumise, sexposerait à la risée publique. Ainsi ces deux qualités, dont quelques interprètes ont beaucoup de peine à trouver la différence quAristote veut qui soit entre elles sans la désigner, saccorderont aisément, pourvu quon les sépare, et quon donne celle de convenables aux personnes imaginées, qui nont jamais eu dêtre que dans lesprit du poète, en réservant lautre pour celles qui sont connues par lhistoire ou par la fable, comme je le viens de dire. Il reste à parler de légalité, qui nous oblige à conserver jusquà la fin à nos personnages les moeurs que nous leur avons données au commencement: Servetur ad imum Qualis ab incepto processerit, et sibi constet. Linégalité y peut toutefois entrer sans défaut, non seulement quand nous introduisons des personnes dun esprit léger et inégal, mais encore lorsquen conservant légalité au-dedans, nous donnons linégalité au-dehors, selon loccasion. Telle est celle de Chimène, du côté de lamour; elle aime toujours fortement Rodrigue dans son coeur; mais cet amour agit autrement en la présence du Roi, autrement en celle de lInfante, et autrement en celle de Rodrigue; et cest ce quAristote appelle des moeurs inégalement égales. Il se présente une difficulté à éclaircir sur cette matière, touchant ce quentend Aristote lorsquil dit que la tragédie se peut faire sans moeurs, et que la plupart de celles des modernes de son temps nen ont point. Le sens de ce passage est assez malaisé à concevoir, vu que, selon lui-même, cest par les moeurs quun homme est méchant ou homme de bien, spirituel ou stupide, timide ou hardi, constant ou irrésolu, bon ou mauvais politique, et quil est impossible quon en mette aucun sur le théâtre qui ne soit bon ou méchant, et qui nait quelquune de ces autres qualités. Pour accorder ces deux sentiments qui semblent opposés lun à lautre, jai remarqué que ce philosophe dit ensuite que si un poète a fait de belles narrations morales et des discours bien sentencieux, il na fait encore rien par là qui concerne la tragédie. Cela ma fait considérer que les moeurs ne sont pas seulement le principe des actions, mais aussi du raisonnement. Un homme de bien agit et raisonne en homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant, et lun et lautre étale de diverses maximes de morale suivant cette diverse habitude. Cest donc de ces maximes, que cette habitude produit, que la tragédie peut se passer, et non pas de lhabitude même, puisquelle est le principe des actions, et que les actions sont lâme de la tragédie, où lon ne doit parler quen agissant et pour agir. Ainsi pour expliquer ce passage dAristote par lautre, nous pouvons dire que quand il parle dune tragédie sans moeurs, il entend une tragédie où les acteurs énoncent simplement leurs sentiments, ou ne les appuient que sur des raisonnements tirés du fait, comme Cléopâtre dans le second acte de Rodogune, et non pas sur des maximes de morale ou de politique, comme Rodogune dans son premier acte. Car, je le répète encore, faire un poème de théâtre où aucun des acteurs ne soit bon ni méchant, prudent ni imprudent, cela est absolument impossible. Après les moeurs viennent les sentiments, par où lacteur fait connaître ce quil veut ou ne veut pas, en quoi il peut se contenter dun simple témoignage de ce quil se propose de faire, sans le fortifier de raisonnements moraux, comme je le viens de dire. Cette partie a besoin de la rhétorique pour peindre les passions et les troubles de lesprit, pour en consulter, délibérer, exagérer ou exténuer; mais il y a cette différence pour ce regard entre le poète dramatique et lorateur, que celui-ci peut étaler son art, et le rendre remarquable avec pleine liberté, et que lautre doit le cacher avec soin, parce que ce nest jamais lui qui parle, et ceux quil fait parler ne sont pas des orateurs. La diction dépend de la grammaire. Aristote lui attribue les figures, que nous ne laissons pas dappeler communément figures de rhétorique. Je nai rien à dire là-dessus, sinon que le langage doit être net, les figures placées à propos et diversifiées, et la versification aisée et élevée au-dessus de la prose, mais non pas jusquà lenflure du poème épique, puisque ceux que le poète fait parler ne sont pas des poètes. Le retranchement que nous avons fait des choeurs a retranché la musique de nos poèmes. Une chanson y a quelquefois bonne grâce, et dans les pièces de machines cet ornement est redevenu nécessaire pour remplir les oreilles de lauditeur cependant que les machines descendent. La décoration du théâtre a besoin de trois arts pour la rendre belle, de la peinture, de larchitecture, et de la perspective. Aristote prétend que cette partie, non plus que la précédente, ne regarde pas le poète; et comme il ne la traite point, je me dispenserai den dire plus quil ne men a appris. Pour achever ce discours, je nai plus quà parler des parties de quantité, qui sont le prologue, lépisode, lexode et le choeur. Le prologue est ce qui se récite avant le premier chant du choeur; lépisode, ce qui se récite entre les chants du choeur; et lexode, ce qui se récite après le dernier chant du choeur. Voilà tout ce que nous en dit Aristote, qui nous marque plutôt la situation de ces parties, et lordre quelles ont entre elles dans la représentation, que la part de laction quelles doivent contenir. Ainsi pour les appliquer à notre usage, le prologue est notre premier acte, lépisode fait les trois suivants, lexode le dernier. Je dis que le prologue est ce qui se récite devant le premier chant du choeur, bien que la version ordinaire porte, devant la première entrée du choeur, ce qui nous embarrasserait fort, vu que dans beaucoup de tragédies grecques le choeur parle le premier, et ainsi elles manqueraient de cette partie, ce quAristote neût pas manqué de remarquer. Pour menhardir à changer ce terme, afin de lever la difficulté, jai considéré quen ore que le mot grec πάροδος, dont se sert ici ce philosophe, signifie communément lentrée en un chemin ou place publique, qui était le lieu ordinaire où nos anciens faisaient parler leurs acteurs, en cet endroit toutefois il ne peut signifier que le premier chant du choeur. Cest ce quil mapprend lui-même un peu après, en disant que le πάροδος du choeur est la première chose que dit tout le choeur ensemble. Or quand le choeur entier disait quelque chose, il chantait; et quand il parlait sans chanter, il ny avait quun de ceux dont il était composé qui parlât au nom de tous. La raison en est que le choeur alors tenait lieu dacteur, et que ce quil disait servait à laction, et devait par conséquent être entendu; ce qui neût pas été possible, si tous ceux qui le composaient, et qui étaient quelquefois jusquau nombre de cinquante, eussent parlé ou chanté tous à la fois. Il faut donc rejeter ce premier πάροδος du choeur, qui est la borne du prologue, à la première fois quil demeurait seul sur le théâtre et chantait: jusque-là il ny était introduit que parlant avec un acteur par une seule bouche, ou sil y demeurait seul sans chanter, il se séparait en deux demi-choeurs, qui ne parlaient non plus chacun de leur côté que par un seul organe, afin que lauditeur pût entendre ce quils disaient, et sinstruire de ce quil fallait quil apprît pour lintelligence de laction. Je réduis ce prologue à notre premier acte, suivant lintention dAristote, et pour suppléer en quelque façon à ce quil ne nous a pas dit, ou que les années nous ont dérobé de son livre, je dirai quil doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour laction principale que pour les épisodiques, en sorte quil nentre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelquun qui y aura été introduit. Cette maxime est nouvelle et assez sévère, et je ne lai pas toujours gardée; mais jestime quelle sert beaucoup à fonder une véritable unité daction, par la liaison de toutes celles qui concurrent dans le poème. Les anciens sen sont fort écartés, particulièrement dans les agnitions, pour lesquelles ils se sont presque toujours servis de gens qui survenaient par hasard au cinquième acte, et ne seraient arrivés quau dixième, si la pièce en eût eu dix. Tel est ce vieillard de Corinthe dans lOedipe de Sophocle et de Sénèque, où il semble tomber des nues par miracle, en un temps où les acteurs ne sauraient plus par où en prendre, ni quelle posture tenir, sil arrivait une heure plus tard. Je ne lai introduit quau cinquième acte non plus queux; mais jai préparé sa venue dès le premier, en faisant dire à Oedipe quil attend dans le jour la nouvelle de la mort de son père. Ainsi dans la Veuve, bien que Célidan ne paraisse quau troisième, il y est amené par Alcidon, qui est du premier. Il nen est pas de même des Maures dans le Cid, pour lesquels il ny a aucune préparation au premier acte. Le plaideur de Poitiers dans le Menteur avait le même défaut; mais jai trouvé le moyen dy remédier en cette édition, où le dénouement se trouve préparé par Philiste, et non plus par lui. Je voudrais donc que le premier acte contînt le fondement de toutes les actions, et fermât la porte à tout ce quon voudrait introduire dailleurs dans le reste du poème. Encore que souvent il ne donne pas toutes les lumières nécessaires pour lentière intelligence du sujet, et que tous les acteurs ny paraissent pas, il suffit quon y parle deux, ou que ceux quon y fait paraître aient besoin de les aller chercher pour venir à bout de leurs intentions. Ce que je dis ne se doit entendre que des personnages qui agissent dans la pièce par quelque propre intérêt considérable, ou qui apportent une nouvelle importante qui produit un notable effet. Un domestique qui nagit que par lordre de son maître, un confident qui reçoit le secret de son ami et le plaint dans son malheur, un père qui ne se montre que pour consentir ou contredire le mariage de ses enfants, une femme qui console et conseille son mari: en un mot, tous ces gens sans action nont point besoin dêtre insinués au premier acte; et quand je ny aurais point parlé de Livie dans Cinna, jaurais pu la faire entrer au quatrième, sans pécher contre cette règle. Mais je souhaiterais quon lobservât inviolablement quand on fait concurrer deux actions différentes, bien quensuite elles se mêlent ensemble. La conspiration de Cinna, et la consultation dAuguste avec lui et Maxime, nont aucune liaison entre elles, et ne font que concurrer dabord, bien que le résultat de lune produise de beaux effets pour lautre, et soit cause que Maxime en fait découvrir le secret à cet empereur. Il a été besoin den donner lidée dès le premier acte, où Auguste mande Cinna et Maxime. On nen sait pas la cause; mais enfin il les mande, et cela suffit pour faire une surprise très agréable, de le voir délibérer sil quittera lempire ou non, avec deux hommes qui ont conspiré contre lui. Cette surprise aurait perdu la moitié de ses grâces sil ne les eût point mandés dès le premier acte, ou si on ny eût point connu Maxime pour un des chefs de ce grand dessein. Dans Don Sanche, le choix que la reine de Castille doit faire dun mari, et le rappel de celle dAragon dans ses États, sont deux choses tout à fait différentes: aussi sont-elles proposées toutes deux au premier acte, et quand on introduit deux sortes damours, il ne faut jamais y manquer. Ce premier acte sappelait prologue du temps dAristote, et communément on y faisait louverture du sujet, pour instruire le spectateur de tout ce qui sétait passé avant le commencement de laction quon allait représenter, et de tout ce quil fallait quil sût pour comprendre ce quil allait voir. La manière de donner cette intelligence a changé suivant les temps. Euripide en a usé assez grossièrement, en introduisant, tantôt un dieu dans une machine, par qui les spectateurs recevaient cet éclaircissement, et tantôt un de ses principaux personnages qui les en instruisait lui-même, comme dans son Iphigénie, et dans son Hélène, où ces deux héroïnes racontent dabord toute leur histoire, et lapprennent à lauditeur, sans avoir aucun acteur avec elles à qui adresser leur discours. Ce nest pas que je veuille dire que quand un acteur parle seul, il ne puisse instruire lauditeur de beaucoup de choses; mais il faut que ce soit par les sentiments dune passion qui lagite, et non pas par une simple narration. Le monologue dEmilie, qui ouvre le théâtre dans Cinna, fait assez connaître quAuguste a fait mourir son père, et que pour venger sa mort elle engage son amant à conspirer contre lui; mais cest par le trouble et la crainte que le péril où elle expose Cinna jette dans son âme, que nous en avons la connaissance. Surtout le poète se doit souvenir que quand un acteur est seul sur le théâtre, il est présumé ne faire que sentretenir en lui-même, et ne parle quafin que le spectateur sache de quoi il sentretient, et à quoi il pense. Ainsi ce serait une faute insupportable si un autre acteur apprenait par là ses secrets. On excuse cela dans une passion si violente, quelle force déclater, bien quon nait personne à qui la faire entendre, et je ne le voudrais pas condamner en un autre, mais jaurais de la peine à me le souffrir. Plaute a cru remédier à ce désordre dEuripide en introduisant un prologue détaché, qui se récitait par un personnage qui navait quelquefois autre nom que celui de Prologue, et nétait point du tout du corps de la pièce. Aussi ne parlait-il quaux spectateurs pour les instruire de ce qui avait précédé, et amener le sujet jusques au premier acte où commençait laction. Térence, qui est venu depuis lui, a gardé ses prologues, et en a changé la matière. Il les a employés à faire son apologie contre ses envieux, et pour ouvrir son sujet, il a introduit une nouvelle sorte de personnages, quon a appelés protatiques, parce quils ne paraissent que dans la protase, où se doit faire la proposition et louverture du sujet. Ils en écoutaient lhistoire, qui leur était racontée par un autre acteur; et par ce récit quon leur en faisait, lauditeur demeurait instruit de ce quil devait savoir, touchant les intérêts des premiers acteurs, avant quils parussent sur le théâtre. Tels sont Sosie dans son Andrienne, et Davus dans son Phormion, quon ne revoit plus après la narration, et qui ne servent quà lécouter. Cette méthode est fort artificieuse; mais je voudrais pour sa perfection que ces mêmes personnages servissent encore à quelque autre chose dans la pièce, et quils y fussent introduits par quelque autre occasion que celle découter ce récit. Pollux dans Médée est de cette nature. Il passe par Corinthe en allant au mariage de sa soeur, et sétonne dy rencontrer Jason, quil croyait en Thessalie; il apprend de lui sa fortune, et son divorce avec Médée, pour épouser Créuse, quil aide ensuite à sauver des mains dEgée, qui lavait fait enlever, et raisonne avec le Roi sur la défiance quil doit avoir des présents de Médée. Toutes les pièces nont pas besoin de ces éclaircissements, et par conséquent on se peut passer souvent de ces personnages, dont Térence ne sest servi que ces deux fois dans les six comédies que nous avons de lui. Notre siècle a inventé une autre espèce de prologue pour les pièces de machines, qui ne touche point au sujet, et nest quune louange adroite du prince devant qui ces poèmes doivent être représentés. Dans lAndromède, Melpomène emprunte au soleil ses rayons pour éclairer son théâtre en faveur du Roi, pour qui elle a préparé un spectacle magnifique. Le prologue de la Toison dor, sur le mariage de Sa Majesté et la paix avec lEspagne, a quelque chose encore de plus éclatant. Ces prologues doivent avoir beaucoup dinvention; et je ne pense pas quon y puisse raisonnablement introduire que des Dieux imaginaires de lantiquité, qui ne laissent pas toutefois de parler des choses de notre temps, par une fiction poétique, qui fait un grand accommodement de théâtre. Lépisode, selon Aristote, en cet endroit, sont nos trois actes du milieu; mais comme il applique ce nom ailleurs aux actions qui sont hors de la principale, et qui lui servent dun ornement dont elle se pourrait passer, je dirai que bien que ces trois actes sappellent épisode, ce nest pas à dire quils ne soient composés que dépisodes. La consultation dAuguste au second de Cinna, les remords de cet ingrat, ce quil en découvre à Emilie, et leffort que fait Maxime pour persuader à cet objet de son amour caché de senfuir avec lui, ne sont que des épisodes; mais lavis que fait donner Maxime par Euphorbe à lEmpereur, les irrésolutions de ce prince, et les conseils de Livie, sont de laction principale; et dans Héraclius, ces trois actes ont plus daction principale que dépisodes. Ces épisodes sont de deux sortes, et peuvent être composés des actions particulières des principaux acteurs, dont toutefois laction principale pourrait se passer, ou des intérêts des seconds amants quon introduit, et quon appelle communément des personnages épisodiques. Les uns et les autres doivent avoir leur fondement dans le premier acte, et être attachés à laction principale, cest-à-dire y servir de quelque chose; et particulièrement ces personnages épisodiques doivent sembarrasser si bien avec les premiers, quun seul intrique brouille les uns et les autres. Aristote blâme fort les épisodes détachés, et dit que les mauvais poètes en font par ignorance, et les bons en faveur des comédiens pour leur donner de lemploi. LInfante du Cid est de ce nombre, et on la pourra condamner ou lui faire grâce par ce texte dAristote, suivant le rang quon voudra me donner parmi nos modernes. Je ne dirai rien de lexode, qui nest autre chose que notre cinquième acte. Je pense en avoir expliqué le principal emploi, quand jai dit que laction du poème dramatique doit être complète. Je ny ajouterai que ce mot: quil faut, sil se peut, lui réserver toute la catastrophe, et même la reculer vers la fin, autant quil est possible. Plus on la diffère, plus les esprits demeurent suspendus, et limpatience quils ont de savoir de quel côté elle tournera est cause quils la reçoivent avec plus de plaisir: ce qui narrive pas quand elle commence avec cet acte. Lauditeur qui la sait trop tôt na plus de curiosité; et son attention languit durant tout le reste, qui ne lui apprend rien de nouveau. Le contraire sest vu dans la Mariane, dont la mort, bien quarrivée dans lintervalle qui sépare le quatrième acte du cinquième, na pas empêché que les déplaisirs dHérode, qui occupent tout ce dernier, naient plu extraordinairement; mais je ne conseillerais à personne de sassurer sur cet exemple. Il ne se fait pas des miracles tous les jours; et quoique son auteur eût bien mérité ce beau succès par le grand effort desprit quil avait fait à peindre les désespoirs de ce monarque, peut-être que lexcellence de lacteur qui en soutenait le personnage, y contribuait beaucoup. Voilà ce qui mest venu en pensée touchant le but, les utilités, et les parties du poème dramatique. Quelques personnes de condition, qui peuvent tout sur moi, ont voulu que je donnasse mes sentiments au public sur les règles dun art quil y a si longtemps que je pratique assez heureusement. Comme ce recueil est séparé en trois volume, jai séparé les principales matières en trois Discours, pour leur servir de préfaces. Je parle au second des conditions particulières de la tragédie, des qualités des personnes et des événements qui lui peuvent fournir de sujet, et de la manière de le traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire. Je mexplique dans le troisième sur les trois unités, daction, de jour, et de lieu. Cette entreprise méritait une longue et très exacte étude de tous les poèmes qui nous restent de lantiquité, et de tous ceux qui ont commenté les traités quAristote et Horace ont faits de lart poétique, ou qui en ont écrit en particulier; mais je nai pu me résoudre à en prendre le loisir; et je massure que beaucoup de mes lecteurs me pardonneront aisément cette paresse, et ne seront pas fâchés que je donne à des productions nouvelles le temps quil meût fallu consumer à des remarques sur celles des autres siècles. Jy fais quelques courses, et y prends des exemples quand ma mémoire men peut fournir. Je nen cherche de modernes que chez moi, tant parce que je connais mieux mes ouvrages que ceux des autres, et en suis plus le maître, que parce que je ne veux pas mexposer au péril de déplaire à ceux que je reprendrais en quelque chose, ou que je ne louerais pas assez en ce quils ont fait dexcellent. Jécris sans ambition et sans esprit de contestation, je lai déjà dit. Je tâche de suivre toujours le sentiment dAristote dans les matières quil a traitées; et comme peut-être je lentends à ma mode, je ne suis point jaloux quun autre lentende à la sienne. Le commentaire dont je my sers le plus est lexpérience du théâtre et les réflexions sur ce que jai vu y plaire ou déplaire. Jai pris pour mexpliquer un style simple, et me contente dune expression nue de mes opinions, bonnes ou mauvaises, sans y rechercher aucun enrichissement déloquence. Il me suffit de me faire entendre; je ne prétends pas quon admire ici ma façon décrire, et ne fais point de scrupule de my servir souvent des mêmes termes, ne fût-ce que pour épargner le temps den chercher dautres, dont peut-être la variété ne dirait pas si justement ce que je veux dire. Jajoute à ces trois Discours généraux lexamen de chacun de mes poèmes en particulier, afin de voir en quoi ils sécartent ou se conforment aux règles que jétablis. Je nen dissimulerai point les défauts, et en revanche je me donnerai la liberté de remarquer ce que jy trouverai de moins imparfait. Balzac accorde ce privilège à une certaine espèce de gens, et soutient quils peuvent dire deux-mêmes par franchise ce que dautres diraient par vanité. Je ne sais si jen suis; mais je veux avoir assez bonne opinion de moi pour nen désespérer pas.
Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons souffrir un malheur quils ne méritent pas, et nous craignons quil ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables. Ainsi la pitié embrasse lintérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde la nôtre, et ce passage seul nous donne assez douverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie. La pitié dun malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte dun pareil pour nous; cette crainte, au désir de léviter; et ce désir, à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter leffet il faut retrancher la cause. Cette explication ne plaira pas à ceux qui sattachent aux commentateurs de ce philosophe. Ils se gênent sur ce passage, et saccordent si peu lun avec lautre, que Paul Beni marque jusquà douze ou quinze opinions diverses, quil réfute avant que de nous donner la sienne. Elle est conforme à celle-ci pour le raisonnement, mais elle diffère en ce point, quelle nen applique leffet quaux rois et aux princes, peut-être par cette raison que la tragédie ne peut nous faire craindre que les maux que nous voyons arriver à nos semblables, et que nen faisant arriver quà des rois et à des princes, cette crainte ne peut faire deffet que sur des gens de leur condition. Mais sans doute il a entendu trop littéralement ce mot de nos semblables, et na pas assez considéré quil ny avait point de rois à Athènes, où se représentaient les poèmes dont Aristote tire ses exemples, et sur lesquels il forme ses règles. Ce philosophe navait garde davoir cette pensée quil lui attribue, et neût pas employé dans la définition de la tragédie une chose dont leffet pût arriver si rarement, et dont lutilité se fût restreinte à si peu de personnes. Il est vrai quon nintroduit dordinaire que des rois pour premiers acteurs dans la tragédie, et que les auditeurs nont point de sceptres par où leur ressembler, afin davoir lieu de craindre les malheurs qui leur arrivent; mais ces rois sont hommes comme les auditeurs, et tombent dans ces malheurs par lemportement des passions dont les auditeurs sont capables. Ils prêtent même un raisonnement aisé à faire du plus grand au moindre; et le spectateur peut concevoir avec facilité que si un roi, pour trop sabandonner à lambition, à lamour, à la haine, à la vengeance, tombe dans un malheur si grand quil lui fait pitié, à plus forte raison lui qui nest quun homme du commun doit tenir la bride à de telles passions, de peur quelles ne labîment dans un pareil malheur. Outre que ce nest pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre. Celles des autres hommes y trouveraient place, sil leur en arrivait dassez illustres et dassez extraordinaires pour la mériter, et que lhistoire prît assez de soin deux pour nous les apprendre. Scédase nétait quun paysan de Leuctres; et je ne tiendrais pas la sienne indigne dy paraître, si la pureté de notre scène pouvait souffrir quon y parlât du violement effectif de ses deux filles, après que lidée de la prostitution ny a pu être soufferte dans la personne dune sainte qui en fut garantie. Pour nous faciliter les moyens de faire naître cette pitié et cette crainte où Aristote semble nous obliger, il nous aide à choisir les personnes et les événements qui peuvent exciter lune et lautre. Sur quoi je suppose, ce qui est très véritable, que notre auditoire nest composé ni de méchants, ni de saints, mais de gens dune probité commune, et qui ne sont pas si sévèrement retranchés dans lexacte vertu, quils ne soient susceptibles des passions et capables des périls où elles engagent ceux qui leur défèrent trop. Cela supposé, examinons ceux que ce philosophe exclut de la tragédie, pour en venir avec lui à ceux dans lesquels il fait consister sa perfection. En premier lieu, il ne veut point quun homme fort vertueux y tombe de la félicité dans le malheur, et soutient que cela ne produit ni pitié, ni crainte, parce que cest un événement tout à fait injuste. Quelques interprètes poussent la force de ce mot grec ***, quil fait servir dépithète à cet événement, jusquà le rendre par celui dabominable; à quoi jajoute quun tel succès excite plus dindignation et de haine contre celui qui fait souffrir, que de pitié pour celui qui souffre, et quainsi ce sentiment, qui nest pas le propre de la tragédie, à moins que dêtre bien ménagé, peut étouffer celui quelle doit produire, et laisser lauditeur mécontent par la colère quil remporte, et qui se mêle à la compassion, qui lui plairait sil la remportait seule. Il ne veut pas non plus quun méchant homme passe du malheur à la félicité, parce que non seulement il ne peut naître dun tel succès aucune pitié, ni crainte, mais il ne peut pas même nous toucher par ce sentiment naturel de joie dont nous remplit la prospérité dun premier acteur, à qui notre faveur sattache. La chute dun méchant dans le malheur a de quoi nous plaire par laversion que nous prenons pour lui; mais comme ce nest quune juste punition, elle ne nous fait point de pitié, et ne nous imprime aucune crainte, dautant que nous ne sommes pas si méchants que lui, pour être capables de ses crimes, et en appréhender une aussi funeste issue. Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par le choix dun homme qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant, et qui, par une faute, ou faiblesse humaine, tombe dans un malheur quil ne mérite pas. Aristote en donne pour exemples Oedipe et Thyeste, en quoi véritablement je ne comprends point sa pensée. Le premier me semble ne faire aucune faute, bien quil tue son père, parce quil ne le connaît pas, et quil ne fait que disputer le chemin en homme de coeur contre un inconnu qui lattaque avec avantage. Néanmoins, comme la signification du mot grec *** peut sétendre à une simple erreur de méconnaissance, telle quétait la sienne, admettons-le avec ce philosophe, bien que je ne puisse voir quelle passion il nous donne à purger, ni de quoi nous pouvons nous corriger sur son exemple. Mais pour Thyeste, je ny puis découvrir cette probité commune, ni cette faute sans crime qui le plonge dans son malheur. Si nous le regardons avant la tragédie qui porte son nom, cest un incestueux qui abuse de la femme de son frère; si nous le considérons dans la tragédie, cest un homme de bonne foi qui sassure sur la parole de son frère, avec qui il sest réconcilié. En ce premier état il est très criminel; en ce dernier, très homme de bien. Si nous attribuons son malheur à son inceste, cest un crime dont lauditoire nest point capable, et la pitié quil prendra de lui nira point jusquà cette crainte qui purge, parce quil ne lui ressemble point. Si nous imputons son désastre à sa bonne foi, quelque crainte pourra suivre la pitié que nous en aurons; mais elle ne purgera quune facilité de confiance sur la parole dun ennemi réconcilié, qui est plutôt une qualité dhonnête homme quune vicieuse habitude; et cette purgation ne fera que bannir la sincérité des réconciliations. Javoue donc avec franchise que je nentends point lapplication de cet exemple. Javouerai plus. Si la purgation des passions se fait dans la tragédie, je tiens quelle se doit faire de la manière que je lexplique; mais je doute si elle sy fait jamais, et dans celles-là même qui ont les conditions que demande Aristote. Elles se rencontrent dans le Cid, et en ont causé le grand succès: Rodrigue et Chimène y ont cette probité sujette aux passions, et ces passions font leur malheur, puisquils ne sont malheureux quautant quils sont passionnés lun pour lautre. Ils tombent dans linfélicité par cette faiblesse humaine dont nous sommes capables comme eux; leur malheur fait pitié, cela est constant, et il en a coûté assez de larmes aux spectateurs pour ne le point contester. Cette pitié nous doit donner une crainte de tomber dans un pareil malheur, et purger en nous ce trop damour qui cause leur infortune et nous les fait plaindre; mais je ne sais si elle nous la donne, ni si elle le purge, et jai bien peur que le raisonnement dAristote sur ce point ne soit quune belle idée, qui nait jamais son effet dans la vérité. Je men rapporte à ceux qui en ont vu les représentations: ils peuvent en demander compte au secret de leur coeur, et repasser sur ce qui les a touchés au théâtre, pour reconnaître sils en sont venus par là jusquà cette crainte réfléchie, et si elle a rectifié en eux la passion qui a causé la disgrâce quils ont plainte. Un des interprètes dAristote veut quil nait parlé de cette purgation des passions dans la tragédie que parce quil écrivait après Platon, qui bannit les poètes tragiques de sa république, parce quils les remuent trop fortement. Comme il écrivait pour le contredire, et montrer quil nest pas à propos de les bannir des États bien policés, il a voulu trouver cette utilité dans ces agitations de lâme, pour les rendre recommandables par la raison même sur qui lautre se fonde pour les bannir. Le fruit qui peut naître des impressions que fait la force de lexemple lui manquait: la punition des méchantes actions, et la récompense des bonnes, nétaient pas de lusage de son siècle, comme nous les avons rendues de celui du nôtre; et ny pouvant trouver une utilité solide, hors celle des sentences et des discours didactiques, dont la tragédie se peut passer selon son avis, il en a substitué une qui peut-être nest quimaginaire. Du moins, si pour la produire il faut les conditions quil demande, elles se rencontrent si rarement, que Robortel ne les trouve que dans le seul Oedipe, et soutient que ce philosophe ne nous les prescrit pas comme si nécessaires que leur manquement rende un ouvrage défectueux, mais seulement comme des idées de la perfection des tragédies. Notre siècle les a vues dans le Cid, mais je ne sais sil les a vues en beaucoup dautres; et si nous voulons rejeter un coup doeil sur cette règle, nous avouerons que le succès a justifié beaucoup de pièces où elle nest pas observée. Lexclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les martyrs de notre théâtre. Polyeucte y a réussi contre cette maxime, et Héraclius et Nicomède y ont plu, bien quils nimpriment que de la pitié, et ne nous donnent rien à craindre, ni aucune passion à purger, puisque nous les y voyons opprimés et près de périr, sans aucune faute de leur part dont nous puissions nous corriger sur leur exemple. Le malheur dun homme fort méchant nexcite ni pitié, ni crainte, parce quil nest pas digne de la première, et que les spectateurs ne sont pas méchants comme lui pour concevoir lautre à la vue de sa punition; mais il serait à propos de mettre quelque distinction entre les crimes. Il en est dont les honnêtes gens sont capables par une violence de passion, dont le mauvais succès peut faire effet dans lâme de lauditeur. Un honnête homme ne va pas voler au coin dun bois, ni faire un assassinat de sang-froid; mais sil est bien amoureux, il peut faire une supercherie à son rival, il peut semporter de colère et tuer dans un premier mouvement, et lambition le peut engager dans un crime ou dans une action blâmable. Il est peu de mères qui voulussent assassiner ou empoisonner leurs enfants de peur de leur rendre leur bien, comme Cléopâtre dans Rodogune; mais il en est assez qui prennent goût à en jouir, et ne sen dessaisissent quà regret et le plus tard quil leur est possible. Bien quelles ne soient pas capables dune action si noire et si dénaturée que celle de cette reine de Syrie, elles ont en elles quelque teinture du principe qui ly porta, et la vue de la juste punition quelle en reçoit leur peut faire craindre, non pas un pareil malheur, mais une infortune proportionnée à ce quelles sont capables de commettre. Il en est ainsi de quelques autres crimes qui ne sont pas de la portée de nos auditeurs. Le lecteur en pourra faire lexamen et lapplication sur cet exemple. Cependant, quelque difficulté quil y ait à trouver cette purgation effective et sensible des passions par le moyen de la pitié et de la crainte, il est aisé de nous accommoder avec Aristote. Nous navons quà dire que par cette façon de sénoncer il na pas entendu que ces deux moyens y servissent toujours ensemble; et quil suffit selon lui de lun des deux pour faire cette purgation, avec cette différence toutefois, que la pitié ny peut arriver sans la crainte, et que la crainte peut y parvenir sans la pitié. La mort du Comte nen fait aucune dans le Cid, et peut toutefois mieux purger en nous cette sorte dorgueil envieux de la gloire dautrui, que toute la compassion que nous avons de Rodrigue et de Chimène ne purge les attachements de ce violent amour qui les rend à plaindre lun et lautre. Lauditeur peut avoir de la commisération pour Antiochus, pour Nicomède, pour Héraclius; mais sil en demeure là, et quil ne puisse craindre de tomber dans un pareil malheur, il ne guérira daucune passion. Au contraire, il nen a point pour Cléopâtre, ni pour Prusias, ni pour Phocas; mais la crainte dune infortune semblable ou approchante peut purger en une mère lopiniâtreté à ne se point dessaisir du bien de ses enfants, en un mari le trop de déférence à une seconde femme au préjudice de ceux de son premier lit, en tout le monde lavidité dusurper le bien ou la dignité dautrui par la violence; et tout cela proportionnément à la condition dun chacun et à ce quil est capable dentreprendre. Les déplaisirs et les irrésolutions dAuguste dans Cinna peuvent faire ce dernier effet par la pitié et la crainte jointes ensemble; mais, comme je lai déjà dit, il narrive pas toujours que ceux que nous plaignons soient malheureux par leur faute. Quand ils sont innocents, la pitié que nous en prenons ne produit aucune crainte, et si nous en concevons quelquune qui purge nos passions, cest par le moyen dune autre personne que de celle qui nous fait pitié, et nous la devons toute à la force de lexemple. Cette explication se trouvera autorisée par Aristote même, si nous voulons bien peser la raison quil rend de lexclusion de ces événements quil désapprouve dans la tragédie. Il ne dit jamais: Celui-là ny est pas propre, parce quil nexcite que de la pitié et ne fait point naître de crainte, et cet autre ny est pas supportable, parce quil nexcite que de la crainte et ne fait point naître de pitié; mais il les rebute, parce, dit-il, quils nexcitent ni pitié ni crainte, et nous donne à connaître par là que cest par le manque de lune et de lautre quils ne lui plaisent pas, et que sils produisaient lune des deux, il ne leur refuserait point son suffrage. Lexemple dOedipe quil allègue me confirme dans cette pensée. Si nous en croyons, il a toutes les conditions requises en la tragédie; néanmoins son malheur nexcite que de la pitié, et je ne pense pas quà le voir représenter, aucun de ceux qui le plaignent savise de craindre de tuer son père ou dépouser sa mère. Si sa représentation nous peut imprimer quelque crainte, et que cette crainte soit capable de purger en nous quelque inclination blâmable ou vicieuse, elle y purgera la curiosité de savoir lavenir, et nous empêchera davoir recours à des prédictions, qui ne servent dordinaire quà nous faire choir dans le malheur quon nous prédit par les soins mêmes que nous prenons de léviter; puisquil est certain quil neût jamais tué son père, ni épousé sa mère, si son père et sa mère, à qui loracle avait prédit que cela arriverait, ne leussent fait exposer de peur quil narrivât. Ainsi non seulement ce seront Laïus et Jocaste qui feront naître cette crainte, mais elle ne naîtra que de limage dune faute quils ont faite quarante ans avant laction quon représente, et ne sexprimera en nous que par un autre acteur que le premier, et par une action hors de la tragédie. Pour recueillir ce discours, avant que de passer à une autre matière, établissons pour maxime que la perfection de la tragédie consiste bien à exciter de la pitié et de la crainte par le moyen dun premier acteur, comme peut faire Rodrigue dans le Cid, et Placide dans Théodore, mais que cela nest pas dune nécessité si absolue quon ne se puisse servir de divers personnages pour faire naître ces deux sentiments, comme dans Rodogune; et même ne porter lauditeur quà lun des deux, comme dans Polyeucte, dont la représentation nimprime que de la pitié sans aucune crainte. Cela posé, trouvons quelque modération à la rigueur de ces règles du philosophe, ou du moins quelque favorable interprétation, pour nêtre pas obligés de condamner beaucoup de poèmes que nous avons vu réussir sur nos théâtres. Il ne veut point quun homme tout à fait innocent tombe dans linfortune, parce que, cela étant abominable, il excite plus dindignation contre celui qui le persécute que de pitié pour son malheur; il ne veut pas non plus quun très méchant y tombe, parce quil ne peut donner de pitié par un malheur quil mérite, ni en faire craindre un pareil à des spectateurs qui ne lui ressemblent pas; mais quand ces deux raisons cessent, en sorte quun homme de bien qui souffre excite plus de pitié pour lui que dindignation contre celui qui le fait souffrir, ou que la punition dun grand crime peut corriger en nous quelque imperfection qui a du rapport avec lui, jestime quil ne faut point faire de difficulté dexposer sur la scène des hommes très vertueux ou très méchants dans le malheur. En voici deux ou trois manières, que peut-être Aristote na su prévoir, parce quon nen voyait pas dexemples sur les théâtres de son temps. La première est, quand un homme très vertueux est persécuté par un très méchant, et quil échappe du péril où le méchant demeure enveloppé, comme dans Rodogune et dans Héraclius, quon naurait pu souffrir si Antiochus et Rodogune eussent péri dans la première, et Héraclius, Pulchérie et Martian dans lautre, et que Cléopâtre et Phocas y eussent triomphé. Leur malheur y donne une pitié qui nest point étouffée par laversion quon a pour ceux qui les tyrannisent, parce quon espère toujours que quelque heureuse révolution les empêchera de succomber; et bien que les crimes de Phocas et de Cléopâtre soient trop grands pour faire craindre lauditeur den commettre de pareils, leur funeste issue peut faire sur lui les effets dont jai déjà parlé. Il peut arriver dailleurs quun homme très vertueux soit persécuté, et périsse même par les ordres dun autre, qui ne soit pas assez méchant pour attirer trop dindignation sur lui, et qui montre plus de faiblesse que de crime dans la persécution quil lui fait. Si Félix fait périr son gendre Polyeucte, ce nest pas par cette haine enragée contre les chrétiens, qui nous le rendrait exécrable, mais seulement par une lâche timidité, qui nose le sauver en présence de Sévère, dont il craint la haine et la vengeance après les mépris quil en a faits durant son peu de fortune. On prend bien quelque aversion pour lui, on désapprouve sa manière dagir; mais cette aversion ne lemporte pas sur la pitié quon a de Polyeucte, et nempêche pas que sa conversion miraculeuse, à la fin de la pièce, ne le réconcilie pleinement avec lauditoire. On peut dire la même chose de Prusias dans Nicomède, et de Valens dans Théodore. Lun maltraite son fils, bien que très vertueux, et lautre est cause de la perte du sien, qui ne lest pas moins; mais tous les deux nont que des faiblesses qui ne vont point jusques au crime, et loin dexciter une indignation qui étouffe la pitié quon a pour ces fils généreux, la lâcheté de leur abaissement sous des puissances quils redoutent, et quils devraient braver pour bien agir, fait quon a quelque compassion deux-mêmes et de leur honteuse politique. Pour nous faciliter les moyens dexciter cette pitié, qui fait de si beaux effets sur nos théâtres, Aristote nous donne une lumière. Toute action, dit-il, se passe, ou entre des amis, ou entre des ennemis, ou entre des gens indifférents lun pour lautre. Quun ennemi tue ou veuille tuer son ennemi, cela ne produit aucune commisération, sinon en tant quon sémeut dapprendre ou de voir la mort dun homme, quel quil soit. Quun indifférent tue un indifférent, cela ne touche guère davantage, dautant quil nexcite aucun combat dans lâme de celui qui fait laction; mais quand les choses arrivent entre des gens que la naissance ou laffection attache aux intérêts lun de lautre, comme alors quun mari tue ou est prêt de tuer sa femme, une mère ses enfants, un frère sa soeur; cest ce qui convient merveilleusement à la tragédie. La raison en est claire. Les oppositions des sentiments de la nature aux emportements de la passion, ou à la sévérité du devoir, forment de puissantes agitations, qui sont reçues de lauditeur avec plaisir; et il se porte aisément à plaindre un malheureux opprimé ou poursuivi par une personne qui devrait sintéresser à sa conservation, et qui quelquefois ne poursuit sa perte quavec déplaisir, ou du moins avec répugnance. Horace et Curiace ne seraient point à plaindre, sils nétaient point amis et beaux-frères; ni Rodrigue, sil était poursuivi par un autre que par sa maîtresse; et le malheur dAntiochus toucherait beaucoup moins, si un autre que sa mère lui demandait le sang de sa maîtresse, ou quun autre que sa maîtresse lui demandât celui de sa mère; ou si, après la mort de son frère, qui lui donne sujet de craindre un pareil attentat sur sa personne, il avait à se défier dautres que de sa mère et de sa maîtresse. Cest donc un grand avantage, pour exciter la commisération, que la proximité du sang et les liaisons damour ou damitié entre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et le poursuivi, celui qui fait souffrir et celui qui souffre; mais il y a quelque apparence que cette condition nest pas dune nécessité plus absolue que celle dont je viens de parler, et quelle ne regarde que les tragédies parfaites, non plus que celle-là. Du moins les anciens ne lont pas toujours observée: je ne la vois point dans lAjax de Sophocle, ni dans son Philoctète; et qui voudra parcourir ce qui nous reste dEschyle et dEuripide y pourra rencontrer quelques exemples à joindre à ceux-ci. Quand je dis que ces deux conditions ne sont que pour les tragédies parfaites, je nentends pas dire que celles où elles ne se rencontrent point soient imparfaites: ce serait les rendre dune nécessité absolue, et me contredire moi-même. Mais par ce mot de tragédies parfaites jentends celles du genre le plus sublime et le plus touchant, en sorte que celles qui manquent de lune de ces deux conditions, ou de toutes les deux, pourvu quelles soient régulières à cela près, ne laissent pas dêtre parfaites en leur genre, bien quelles demeurent dans un rang moins élevé, et napprochent pas de la beauté et de léclat des autres, si elles nen empruntent de la pompe des vers, ou de la magnificence du spectacle, ou de quelque autre agrément qui vienne dailleurs que du sujet. Dans ces actions tragiques qui se passent entre proches, il faut considérer si celui qui veut faire périr lautre le connaît ou ne le connaît pas, et sil achève, ou nachève pas. La diverse combination de ces deux manières dagir forme quatre sortes de tragédies, à qui notre philosophe attribue divers degrés de perfection. On connaît celui quon veut perdre, et on le fait périr en effet, comme Médée tue ses enfants, Clytemnestre son mari, Oreste sa mère; et la moindre espèce est celle-là. On le fait périr sans le connaître, et on le reconnaît avec déplaisir après lavoir perdu; et cela, dit-il, ou avant la tragédie, comme Oedipe, ou dans la tragédie, comme lAlcméon dAstydamas, et Télégonus dans Ulysse blessé, qui sont deux pièces que le temps na pas laissé venir jusquà nous; et cette seconde espèce a quelque chose de plus élevé, selon lui, que la première. La troisième est dans le haut degré dexcellence, quand on est prêt de faire périr un de ses proches sans le connaître, et quon le reconnaît assez tôt pour le sauver, comme Iphigénie reconnaît Oreste pour son frère, lorsquelle devait le sacrifier à Diane, et senfuit avec lui. Il en cite encore deux autres exemples, de Mérope dans Cresphonte, et de Hellé, dont nous ne connaissons ni lun ni lautre. Il condamne entièrement la quatrième espèce de ceux qui connaissent, entreprennent et nachèvent pas, quil dit avoir quelque chose de méchant, et rien de tragique, et en donne pour exemple Hémon qui tire lépée contre son père dans lAntigone, et ne sen sert que pour se tuer lui-même. Mais si cette condamnation nétait modifiée, elle sétendrait un peu loin, et envelopperait non seulement le Cid, mais Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède. Disons donc quelle ne doit sentendre que de ceux qui connaissent la personne quils veulent perdre, et sen dédisent par un simple changement de volonté, sans aucun événement notable qui les y oblige, et sans aucun manque de pouvoir de leur part. Jai déjà marqué cette sorte de dénouement pour vicieux; mais quand ils y font de leur côté tout ce quils peuvent, et quils sont empêchés den venir à leffet par quelque puissance supérieure, ou par quelque changement de fortune qui les fait périr eux-mêmes, ou les réduit sous le pouvoir de ceux quils voulaient perdre, il est hors de doute que cela fait une tragédie dun genre peut-être plus sublime que les trois quAristote avoue; et que sil nen a point parlé, cest quil nen voyait point dexemples sur les théâtres de son temps, où ce nétait pas la mode de sauver les bons par la perte des méchants, à moins que de les souiller eux-mêmes de quelque crime, comme Electre, qui se délivre doppression par la mort de sa mère, où elle encourage son frère, et lui en facilite les moyens. Laction de Chimène nest donc pas défectueuse pour ne perdre pas Rodrigue après lavoir entrepris, puisquelle y fait son possible, et que tout ce quelle peut obtenir de la justice de son roi, cest un combat où la victoire de ce déplorable amant lui impose silence. Cinna et son Emilie ne pèchent point contre la règle en ne perdant point Auguste, puisque la conspiration découverte les en met dans limpuissance, et quil faudrait quils neussent aucune teinture dhumanité, si une clémence si peu attendue ne dissipait toute leur haine. Quépargne Cléopâtre pour perdre Rodogune? Quoublie Phocas pour se défaire dHéraclius? Et si Prusias demeurait le maître, Nicomède nirait-il pas servir dotage à Rome, ce qui lui serait un plus rude supplice que la mort? Les deux premiers reçoivent la peine de leurs crimes, et succombent dans leurs entreprises sans sen dédire; et ce dernier est forcé de reconnaître son injustice après que le soulèvement de son peuple, et la générosité de ce fils quil voulait agrandir aux dépens de son aîné, ne lui permettent plus de la faire réussir. Ce nest pas démentir Aristote que de lexpliquer ainsi favorablement, pour trouver dans cette quatrième manière dagir quil rebute, une espèce de nouvelle tragédie plus belle que les trois quil recommande, et quil leur eût sans doute préférée, sil leût connue. Cest faire honneur à notre siècle, sans rien retrancher de lautorité de ce philosophe; mais je ne sais comment faire pour lui conserver cette autorité, et renverser lordre de la préférence quil établit entre ces trois espèces. Cependant je pense être bien fondé sur lexpérience à douter si celle quil estime la moindre des trois nest point la plus belle, et si celle quil tient la plus belle nest point la moindre. La raison est que celle-ci ne peut exciter de pitié. Un père y veut perdre son fils sans le connaître, et ne le regarde que comme indifférent, et peut-être comme ennemi. Soit quil passe pour lun ou pour lautre, son péril nest digne daucune commisération, selon Aristote même, et ne fait naître en lauditeur quun certain mouvement de trépidation intérieure, qui le porte à craindre que ce fils ne périsse avant que lerreur soit découverte, et à souhaiter quelle se découvre assez tôt pour lempêcher de périr: ce qui part de lintérêt quon ne manque jamais à prendre dans la fortune dun homme assez vertueux pour se faire aimer; et quand cette reconnaissance arrive, elle ne produit quun sentiment de conjouissance, de voir arriver la chose comme on le souhaitait. Quand elle ne se fait quaprès la mort de linconnu, la compassion quexcitent les déplaisirs de celui qui le fait périr ne peut avoir grande étendue, puisquelle est reculée et renfermée dans la catastrophe; mais lorsquon agit à visage découvert, et quon sait à qui on en veut, le combat des passions contre la nature, ou du devoir contre lamour, occupe la meilleure partie du poème; et de là naissent les grandes et fortes émotions qui renouvellent à tous moments et redoublent la commisération. Pour justifier ce raisonnement par lexpérience, nous voyons que Chimène et Antiochus en excitent beaucoup plus que ne fait Oedipe de sa personne. Je dis de sa personne, parce que le poème entier en excite peut-être autant que le Cid ou que Rodogune; mais il en doit une partie à Dircé, et ce quelle en fait naître nest quune pitié empruntée dun épisode. Je sais que lagnition est un grand ornement dans les tragédies: Aristote le dit; mais il est certain quelle a ses incommodités. Les Italiens laffectent en la plupart de leurs poèmes, et perdent quelquefois, par lattachement quils y ont, beaucoup doccasions de sentiments pathétiques qui auraient des beautés plus considérables. Cela se voit manifestement en la Mort de Crispe, faite par un de leurs plus beaux esprits, Jean-Baptiste Ghirardelli, et imprimée à Rome en lannée 1653. Il na pas manqué dy cacher sa naissance à Constantin, et den faire seulement un grand capitaine, quil ne reconnaît pour son fils quaprès quil la fait mourir. Toute cette pièce est si pleine desprit et de beaux sentiments, quelle eut assez déclat pour obliger à écrire contre son auteur, et à la censurer sitôt quelle parut. Mais combien cette naissance cachée sans besoin, et contre la vérité dune histoire connue, lui a-t-elle dérobé de choses plus belles que les brillants dont il a semé cet ouvrage! Les ressentiments, le trouble, lirrésolution et les déplaisirs de Constantin auraient été bien autres à prononcer un arrêt de mort contre son fils que contre un soldat de fortune. Linjustice de sa préoccupation aurait été bien plus sensible à Crispe de la part dun père que de la part dun maître; et la qualité de fils, augmentant la grandeur du crime quon lui imposait, eût en même temps augmenté la douleur den voir un père persuadé. Fauste même aurait eu plus de combats intérieurs pour entreprendre un inceste que pour se résoudre à un adultère; ses remords en auraient été plus animés, et ses désespoirs plus violents. Lauteur a renoncé à tous ces avantages pour avoir dédaigné de traiter ce sujet comme la traité de notre temps le P. Stéphonius, jésuite, et comme nos anciens ont traité celui dHippolyte; et pour avoir cru lélever dun étage plus haut selon la pensée dAristote, je ne sais sil ne la point fait tomber au-dessous de ceux que je viens de nommer. Il y a grande apparence que ce qua dit ce philosophe de ces divers degrés de perfection pour la tragédie avait une entière justesse de son temps, et en la présence de ses compatriotes; je nen veux point douter; mais aussi je ne puis empêcher de dire que le goût de notre siècle nest point celui du sien sur cette préférence dune espèce à lautre, ou du moins que ce qui plaisait au dernier point à ses Athéniens ne plaît pas également à nos Français; et je ne sais point dautre moyen de trouver mes doutes supportables, et demeurer tout ensemble dans la vénération que nous devons à tout ce quil a écrit de la poétique. Avant que de quitter cette matière, examinons son sentiment sur deux questions touchant ces sujets entre des personnes proches: lune, si le poète les peut inventer; lautre, sil ne peut rien changer en ceux quil tire de lhistoire ou de la fable. Pour la première, il est indubitable que les anciens en prenaient si peu de liberté, quils arrêtaient leurs tragédies autour de peu de familles, parce que ces sortes dactions étaient arrivées en peu de familles; ce qui fait dire à ce philosophe que la fortune leur fournissait des sujets, et non pas lart. Je pense lavoir dit en lautre discours. Il semble toutefois quil en accorde un plein pouvoir aux poètes par ces paroles: Ils doivent bien user de ce qui est reçu, ou inventer eux-mêmes. Ces termes décideraient la question, sils nétaient point si généraux; mais comme il a posé trois espèces de tragédies, selon les divers temps de connaître et les diverses façons dagir, nous pouvons faire une revue sur toutes les trois, pour juger sil nest point à propos dy faire quelque distinction qui resserre cette liberté. Jen dirai mon avis dautant plus hardiment, quon ne pourra mimputer de contredire Aristote, pourvu que je la laisse entière à quelquune des trois. Jestime donc, en premier lieu, quen celles où lon se propose de faire périr quelquun que lon connaît, soit quon achève, soit quon soit empêché dachever, il ny a aucune liberté dinventer la principale action, mais quelle doit être tirée de lhistoire ou de la fable. Ces entreprises contre des proches ont toujours quelque chose de si criminel et de si contraire à la nature, quelles ne sont pas croyables, à moins que dêtre appuyées sur lune ou sur lautre; et jamais elles nont cette vraisemblance sans laquelle ce quon invente ne peut être de mise. Je nose décider si absolument de la seconde espèce. Quun homme prenne querelle avec un autre, et que layant tué il vienne à le reconnaître pour son père ou pour son frère, et en tombe au désespoir, cela na rien que de vraisemblable, et par conséquent on le peut inventer; mais dailleurs cette circonstance de tuer son père ou son frère sans le connaître, est si extraordinaire et si éclatante, quon a quelque droit de dire que lhistoire nose manquer à sen souvenir, quand elle arrive entre des personnes illustres, et de refuser toute croyance à de tels événements, quand elle ne les marque point. Le théâtre ancien ne nous en fournit aucun exemple quOedipe; et je ne me souviens point den avoir vu aucun autre chez nos historiens. Je sais que cet événement sent plus la fable que lhistoire, et que par conséquent il peut avoir été inventé, ou en tout, ou en partie; mais la fable et lhistoire de lantiquité sont si mêlées ensemble, que pour nêtre pas en péril den faire un faux discernement, nous leur donnons une égale autorité sur nos théâtres. Il suffit que nous ninventions pas ce qui de soi nest point vraisemblable, et quétant inventé de longue main, il soit devenu si bien de la connaissance de lauditeur, quil ne seffarouche point à le voir sur la scène. Toute la Métamorphose dOvide est manifestement dinvention; on peut en tirer des sujets de tragédie, mais non pas inventer sur ce modèle, si ce nest des épisodes de même trempe: la raison en est que bien que nous ne devions rien inventer que de vraisemblable, et que ces sujets fabuleux, comme Andromède et Phaéton, ne le soient point du tout, inventer des épisodes, ce nest pas tant inventer quajouter à ce qui est déjà inventé; et ces épisodes trouvent une espèce de vraisemblance dans leur rapport avec laction principale; en sorte quon peut dire que supposé que cela se soit pu faire, il sest pu faire comme le poète le décrit. De tels épisodes toutefois ne seraient pas propres à un sujet historique ou de pure invention, parce quils manqueraient de rapport avec laction principale, et seraient moins vraisemblables quelle. Les apparitions de Vénus et dEole ont eu bonne grâce dans Andromède; mais si javais fait descendre Jupiter pour réconcilier Nicomède avec son père, ou Mercure pour révéler à Auguste la conspiration de Cinna, jaurais fait révolter tout mon auditoire, et cette merveille aurait détruit toute la croyance que le reste de laction aurait obtenue. Ces dénouements par des Dieux de machine sont fort fréquents chez les Grecs, dans des tragédies qui paraissent historiques, et qui sont vraisemblables à cela près: aussi Aristote ne les condamne pas tout à fait, et se contente de leur préférer ceux qui viennent du sujet. Je ne sais ce quen décidaient les Athéniens, qui étaient leurs juges; mais les deux exemples que je viens de citer montrent suffisamment quil serait dangereux pour nous de les imiter en cette sorte de licence. On me dira que ces apparitions nont garde de nous plaire, parce que nous en savons manifestement la fausseté, et quelles choquent notre religion, ce qui narrivait pas chez les Grecs. Javoue quil faut saccommoder aux moeurs de lauditeur et à plus forte raison à sa croyance; mais aussi doit-on maccorder que nous avons du moins autant de foi pour lapparition des anges et des saints que les anciens en avaient pour celle de leur Apollon et de leur Mercure: cependant quaurait-on dit, si pour démêler Héraclius davec Martian, après la mort de Phocas, je me fusse servi dun ange? Ce poème est entre des chrétiens, et cette apparition y aurait eu autant de justesse que celle des Dieux de lantiquité dans ceux des Grecs; ceût été néanmoins un secret infaillible de rendre celui-là ridicule, et il ne faut quavoir un peu de sens commun pour en demeurer daccord. Quon me permette donc de dire avec Tacite: Non omnia apud priores meliora, sed nostra quoque oetas multa laudis et artium imitanda posteris tulit. Je reviens aux tragédies de cette seconde espèce, où lon ne connaît un père ou un fils quaprès lavoir fait périr; et pour conclure en deux mots après cette digression, je ne condamnerai jamais personne pour en avoir inventé; mais je ne me le permettrai jamais. Celles de la troisième espèce ne reçoivent aucune difficulté: non seulement on les peut inventer, puisque tout y est vraisemblable et suit le train commun des affections naturelles, mais je doute même si ce ne serait point les bannir du théâtre que dobliger les poètes à en prendre les sujets dans lhistoire. Nous nen voyons point de cette nature chez les Grecs, qui naient la mine davoir été inventés par leurs auteurs. Il se peut faire que la fable leur en ait prêté quelques-uns. Je nai pas les yeux assez pénétrants pour percer de si épaisses obscurités, et déterminer si lIphigénie in Tauris est de linvention dEuripide, comme son Hélène et son Ion, ou sil la prise dun autre; mais je crois pouvoir dire quil est très malaisé den trouver dans lhistoire, soit que tels événements narrivent que très rarement, soit quils naient pas assez déclat pour y mériter une place: celui de Thésée, reconnu par le roi dAthènes, son père, sur le point quil lallait faire périr, est le seul dont il me souvienne. Quoi quil en soit, ceux qui aiment à les mettre sur la scène peuvent les inventer sans crainte de la censure: ils pourront produire par là quelque agréable suspension dans lesprit de lauditeur; mais il ne faut pas quils se promettent de lui tirer beaucoup de larmes. Lautre question, sil est permis de changer quelque chose aux sujets quon emprunte de lhistoire ou de la fable, semble décidée en termes assez formels par Aristote, lorsquil dit quil ne faut point changer les sujets reçus, et que Clytemnestre ne doit point être tuée par un autre quOreste, ni Eriphyle par un autre quAlcméon. Cette décision peut toutefois recevoir quelque distinction et quelque tempérament. Il est constant que les circonstances, ou si vous laimez mieux, les moyens de parvenir à laction, demeurent en notre pouvoir. Lhistoire souvent ne les marque pas, ou en rapporte si peu, quil est besoin dy suppléer pour remplir le poème; et même il y a quelque apparence de présumer que la mémoire de lauditeur, qui les aura lues autrefois, ne sy sera pas si fort attachée quil saperçoive assez du changement que nous y aurons fait, pour nous accuser de mensonge; ce quil ne manquerait pas de faire sil voyait que nous changeassions laction principale. Cette falsification serait cause quil najouterait aucune foi à tout le reste; comme au contraire il croit aisément tout ce reste quand il le voit servir dacheminement à leffet quil sait véritable, et dont lhistoire lui a laissé une plus forte impression. Lexemple de la mort de Clytemnestre peut servir de preuve à ce que je viens davancer: Sophocle et Euripide lont traitée tous deux, mais chacun avec un noeud et un dénouement tout à fait différents lun de lautre; et cest cette différence qui empêche que ce ne soit la même pièce, bien que ce soit le même sujet, dont ils ont conservé laction principale. Il faut donc la conserver comme eux; mais il faut examiner en même temps si elle nest point si cruelle, ou si difficile à représenter, quelle puisse diminuer quelque chose de la croyance que lauditeur doit à lhistoire, et quil veut bien donner à la fable, en se mettant en la place de ceux qui lont prise pour une vérité. Lorsque cet inconvénient est à craindre, il est bon de cacher lévénement à la vue, et de le faire savoir par un récit qui frappe moins que le spectacle, et nous impose plus aisément. Cest par cette raison quHorace ne veut pas que Médée tue ses enfants, ni quAtrée fasse rôtir ceux de Thyeste à la vue du peuple. Lhorreur de ces actions engendre une répugnance à les croire, aussi bien que la métamorphose de Progné en oiseau et de Cadmus en serpent, dont la représentation presque impossible excite la même incrédulité quand on la hasarde aux yeux du spectateur: Quaecumque ostendis mihi sic, incredulus odi. Je passe plus outre, et pour exténuer ou retrancher cette horreur dangereuse dune action historique, je voudrais la faire arriver sans la participation du premier acteur, pour qui nous devons toujours ménager la faveur de lauditoire. Après que Cléopâtre eut tué Séleucus, elle présenta du poison à son autre fils Antiochus, à son retour de la chasse; et ce prince, soupçonnant ce quil en était, la contraignit de le prendre, et la força à sempoisonner. Si jeusse fait voir cette action sans y rien changer, ceût été punir un parricide par un autre parricide; on eût pris aversion pour Antiochus, et il a été bien plus doux de faire quelle-même, voyant que sa haine et sa noire perfidie allaient être découvertes, sempoisonne dans son désespoir, à dessein denvelopper ces deux amants dans sa perte, en leur ôtant tout sujet de défiance. Cela fait deux effets. La punition de cette impitoyable mère laisse un plus fort exemple, puisquelle devient un effet de la justice du ciel, et non pas de la vengeance des hommes; dautre côté, Antiochus ne perd rien de la compassion et de lamitié quon avait pour lui, qui redoublent plutôt quelles ne diminuent; et enfin laction historique sy trouve conservée malgré ce changement, puisque Cléopâtre périt par le même poison quelle présente à Antiochus. Phocas était un tyran, et sa mort nétait pas un crime; cependant il a été sans doute plus à propos de la faire arriver par la main dExupère que par celle dHéraclius. Cest un soin que nous devons prendre de préserver nos héros du crime tant quil se peut, et les exempter même de tremper leurs mains dans le sang, si ce nest en un juste combat. Jai beaucoup osé dans Nicomède: Prusias son père lavait voulu faire assassiner dans son armée; sur lavis quil en eut par les assassins mêmes, il entra dans son royaume, sen empara, et réduisit ce malheureux père à se cacher dans une caverne, où il le fit assassiner lui-même. Je nai pas poussé lhistoire jusque-là; et après lavoir peint trop vertueux pour lengager dans un parricide, jai cru que je pouvais me contenter de le rendre maître de la vie de ceux qui le persécutaient, sans le faire passer plus avant. Je ne saurais dissimuler une délicatesse que jai sur la mort de Clytemnestre, quAristote nous propose pour exemple des actions qui ne doivent point être changées. Je veux bien avec lui quelle ne meure que de la main de son fils Oreste; mais je ne puis souffrir chez Sophocle que ce fils la poignarde de dessein formé cependant quelle est à genoux devant lui et le conjure de lui laisser la vie. Je ne puis même pardonner à Electre, qui passe pour une vertueuse opprimée dans le reste de la pièce, linhumanité dont elle encourage son frère à ce parricide. Cest un fils qui venge son père, mais cest sur sa mère quil le venge. Séleucus et Antiochus avaient droit den faire autant dans Rodogune; mais je nai osé leur en donner la moindre pensée. Aussi notre maxime de faire aimer nos principaux acteurs nétait pas de lusage des anciens, et ces républicains avaient une si forte haine des rois, quils voyaient avec plaisir des crimes dans les plus innocents de leur race. Pour rectifier ce sujet à notre mode, il faudrait quOreste neût dessein que contre Egisthe; quun reste de tendresse respectueuse pour sa mère lui en fît remettre la punition aux Dieux; que cette reine sopiniâtrât à la protection de son adultère, et quelle se mît entre son fils et lui si malheureusement quelle reçût le coup que ce prince voudrait porter à cet assassin de son père. Ainsi elle mourrait de la main de son fils, comme le veut Aristote, sans que la barbarie dOreste nous fît horreur, comme dans Sophocle, ni que son action méritât des Furies vengeresses pour le tourmenter, puisquil demeurerait innocent. Le même Aristote nous autorise à eu user de cette manière, lorsquil nous apprend que le poète nest pas obligé de traiter les choses comme elles se sont passées, mais comme elles ont pu ou dû se passer, selon le vraisemblable ou le nécessaire. Il répète souvent ces derniers mots, et ne les explique jamais. Je tâcherai dy suppléer au moins mal quil me sera possible, et jespère quon me pardonnera si je mabuse. Je dis donc premièrement que cette liberté quil nous laisse dembellir les actions historiques par des inventions vraisemblables nemporte aucune défense de nous écarter du vraisemblable dans le besoin. Cest un privilège quil nous donne, et non pas une servitude quil nous impose: cela est clair par ses paroles mêmes. Si nous pouvons traiter les choses selon le vraisemblable ou selon le nécessaire, nous pouvons quitter le vraisemblable pour suivre le nécessaire; et cette alternative met en notre choix de nous servir de celui des deux que nous jugerons le plus à propos. Cette liberté du poète se trouve encore en termes plus formels dans le vingt et cinquième chapitre, qui contient les excuses ou plutôt les justifications dont il se peut servir contre la censure: Il faut, dit-il, quil suive un de ces trois moyens de traiter les choses, et quil les représente ou comme elles ont été, ou comme on dit quelles ont été, ou comme elles ont dû être: par où il lui donne le choix, ou de la vérité historique, ou de lopinion commune sur quoi la fable est fondée, ou de la vraisemblance. Il ajoute ensuite: Si on le reprend de ce quil na pas écrit les choses dans la vérité, quil réponde quil les a écrites comme elles ont dû être; si on lui impute de navoir fait ni lun ni lautre, quil se défende sur ce quen publie lopinion commune comme en ce quon raconte des Dieux, dont la plus grande partie na rien de véritable. Et un peu plus bas: Quelquefois ce nest pas le meilleur quelles se soient passées de la manière quil décrit; néanmoins elles se sont passées effectivement de cette manière, et par conséquent il est hors de faute. Ce dernier passage montre que nous ne sommes point obligés de nous écarter de la vérité pour donner une meilleure forme aux actions de la tragédie par les ornements de la vraisemblance, et le montre dautant plus fortement, quil demeure pour constant, par le second de ces trois passages, que lopinion commune suffit pour nous justifier quand nous navons pas pour nous la vérité, et que nous pourrions faire quelque chose de mieux que ce que nous faisons, si nous recherchions les beautés de cette vraisemblance. Nous courons par là quelque risque dun plus faible succès; mais nous ne péchons que contre le soin que nous devons avoir de notre gloire, et non pas contre les règles du théâtre. Je fais une seconde remarque sur ces termes de vraisemblable et de nécessaire, dont lordre se trouve quelquefois renversé chez ce philosophe, qui tantôt dit, selon le nécessaire ou le vraisemblable, et tantôt selon le vraisemblable ou le nécessaire. Doù je tire une conséquence, quil y a des occasions où il faut préférer le vraisemblable au nécessaire, et dautres où il faut préférer le nécessaire au vraisemblable. La raison en est que ce quon emploie le dernier dans les propositions alternatives y est placé comme un pis aller, dont il faut se contenter quand on ne peut arriver à lautre, et quon doit faire effort pour le premier avant que de se réduire au second, où lon na droit de recourir quau défaut de ce premier. Pour éclaircir cette préférence mutuelle du vraisemblable au nécessaire, et du nécessaire au vraisemblable, il faut distinguer deux choses dans les actions qui composent la tragédie. La première consiste en ces actions mêmes, accompagnées des inséparables circonstances du temps et du lieu; et lautre en la liaison quelles ont ensemble, qui les fait naître lune de lautre. En la première, le vraisemblable est à préférer au nécessaire; et le nécessaire au vraisemblable, dans la seconde. Il faut placer les actions où il est plus facile et mieux séant quelles arrivent, et les faire arriver dans un loisir raisonnable, sans les presser extraordinairement, si la nécessité de les renfermer dans un lieu et dans un jour ne nous y oblige. Jai déjà fait voir en lautre Discours que pour conserver lunité de lieu, nous faisons parler souvent des personnes dans une place publique, qui vraisemblablement sentretiendraient dans une chambre; et je massure que si on racontait dans un roman ce que je fais arriver dans le Cid, dans Polyeucte, dans Pompée, ou dans le Menteur, on lui donnerait un peu plus dun jour pour létendue de sa durée. Lobéissance que nous devons aux règles de lunité de jour et de lieu nous dispense alors du vraisemblable, bien quelle ne nous permette pas limpossible; mais nous ne tombons pas toujours dans cette nécessité; et la Suivante, Cinna, Théodore, et Nicomède, nont point eu besoin de sécarter de la vraisemblance à légard du temps, comme ces autres poèmes. Cette réduction de la tragédie au roman est la pierre de touche pour démêler les actions nécessaires davec les vraisemblables. Nous sommes gênés au théâtre par le lieu, par le temps, et par les incommodités de la représentation, qui nous empêchent dexposer à la vue beaucoup de personnages tout à la fois, de peur que les uns ne demeurent sans action, ou troublent celle des autres. Le roman na aucune de ces contraintes: il donne aux actions quil décrit tout le loisir quil leur faut pour arriver; il place ceux quil fait parler, agir ou rêver, dans une chambre, dans une forêt, en place publique, selon quil est plus à propos pour leur action particulière; il a pour cela tout un palais, toute une ville, tout un royaume, toute la terre, où les promener; et sil fait arriver ou raconter quelque chose en présence de trente personnes, il en peut décrire les divers sentiments lun après lautre. Cest pourquoi il na jamais aucune liberté de se départir de la vraisemblance, parce quil na jamais aucune raison ni excuse légitime pour sen écarter. Comme le théâtre ne nous laisse pas tant de facilité de réduire tout dans le vraisemblable, parce quil ne nous fait rien savoir que par des gens quil expose à la vue de lauditeur en peu de temps, il nous en dispense aussi plus aisément. On peut soutenir que ce nest pas tant nous en dispenser, que nous permettre une vraisemblance plus large; mais puisque Aristote nous autorise à y traiter les choses selon le nécessaire, jaime mieux dire que tout ce qui sy passe dune autre façon quil ne se passerait dans un roman na point de vraisemblance, à le bien prendre, et se doit ranger entre les actions nécessaires. LHorace en peut fournir quelques exemples: lunité de lieu y est exacte, tout sy passe dans une salle. Mais si on en faisait un roman avec les mêmes particularités de scène en scène que jy ai employées, ferait-on tout passer dans cette salle? A la fin du premier acte, Curiace et Camille sa maîtresse vont rejoindre le reste de la famille, qui doit être dans un autre appartement; entre les deux actes, ils y reçoivent la nouvelle de lélection des trois Horaces; à louverture du second, Curiace paraît dans cette même salle pour len congratuler. Dans le roman, il aurait fait cette congratulation au même lieu où lon en reçoit la nouvelle, en présence de toute la famille, et il nest point vraisemblable quils sécartent eux deux pour cette conjouissance; mais il est nécessaire pour le théâtre; et à moins que cela, les sentiments des trois Horaces, de leur père, de leur soeur, de Curiace, et de Sabine, se fussent présentés à faire paraître tous à la fois. Le roman, qui ne fait rien voir, en fût aisément venu à bout; mais sur la scène il a fallu les séparer, pour y mettre quelque ordre, et les prendre lun après lautre, en commençant par ces deux-ci, que jai été forcé de ramener dans cette salle sans vraisemblance. Cela passé, le reste de lacte est tout à fait vraisemblable, et na rien quon fût obligé de faire arriver dune autre manière dans le roman. A la fin de cet acte, Sabine et Camille, outrées de déplaisir, se retirent de cette salle avec un emportement de douleur, qui vraisemblablement va renfermer leurs larmes dans leur chambre, où le roman les ferait demeurer et y recevoir la nouvelle du combat. Cependant, par la nécessité de les faire voir aux spectateurs, Sabine quitte sa chambre au commencement du troisième acte, et revient entretenir ses douloureuses inquiétudes dans cette salle, où Camille la vient trouver. Cela fait, le reste de cet acte est vraisemblable, comme en lautre; et si vous voulez examiner avec cette rigueur les premières scènes des deux derniers, vous trouverez peut-être la même chose, et que le roman placerait ses personnages ailleurs quen cette salle, sils en étaient une fois sortis, comme ils en sortent à la fin de chaque acte. Ces exemples peuvent suffire pour expliquer comme on peut traiter une action selon le nécessaire, quand on ne la peut traiter selon le vraisemblable, quon doit toujours préférer au nécessaire lorsquon ne regarde que les actions en elles-mêmes. Il nen va pas ainsi de leur liaison qui les fait naître lune de lautre: le nécessaire y est à préférer au vraisemblable, non que cette liaison ne doive toujours être vraisemblable, mais parce quelle est beaucoup meilleure quand elle est vraisemblable et nécessaire tout ensemble. La raison en est aisée à concevoir. Lorsquelle nest que vraisemblable sans être nécessaire, le poème sen peut passer, et elle ny est pas de grande importance; mais quand elle est vraisemblable et nécessaire, elle devient une partie essentielle du poème, qui ne peut subsister sans elle. Vous trouverez dans Cinna des exemples de ces deux sortes de liaisons: jappelle ainsi la manière dont une action est produite par lautre. Sa conspiration contre Auguste est causée nécessairement par lamour quil a pour Emilie, parce quil la veut épouser, et quelle ne veut se donner à lui quà cette condition. De ces deux actions, lune est vraie, lautre est vraisemblable, et leur liaison est nécessaire. La bonté dAuguste donne des remords et de lirrésolution à Cinna: ces remords et cette irrésolution ne sont causés que vraisemblablement par cette bonté, et nont quune liaison vraisemblable avec elle, parce que Cinna pouvait demeurer dans la fermeté, et arriver à son but, qui est dépouser Emilie. Il la consulte dans cette irrésolution: cette consultation nest que vraisemblable, mais elle est un effet nécessaire de son amour, parce que sil eût rompu la conjuration sans son aveu, il ne fût jamais arrivé à ce but quil sétait proposé, et par conséquent voilà une liaison nécessaire entre deux actions vraisemblables, ou si vous laimez mieux, une production nécessaire dune action vraisemblable par une autre pareillement vraisemblable. Avant que den venir aux définitions et divisions du vraisemblable et du nécessaire, je fais encore une réflexion sur les actions qui composent la tragédie, et trouve que nous pouvons y en faire entrer de trois sortes, selon que nous le jugeons à propos: les unes suivent lhistoire, les autres ajoutent à lhistoire, les troisièmes falsifient lhistoire. Les premières sont vraies, les secondes quelquefois vraisemblables et quelquefois nécessaires, et les dernières doivent toujours être nécessaires. Lorsquelles sont vraies, il ne faut point se mettre en peine de la vraisemblance, elles nont pas besoin de son secours. Tout ce qui sest fait manifestement sest pu faire, dit Aristote, parce que, sil ne sétait pu faire, il ne se serait pas fait. Ce que nous ajoutons à lhistoire, comme il nest pas appuyé de son autorité, na pas cette prérogative. Nous avons une pente naturelle, ajoute ce philosophe, à croire que ce qui ne sest point fait na pu encore se faire; et cest pourquoi ce que nous inventons a besoin de la vraisemblance la plus exacte quil est possible pour le rendre croyable. A bien peser ces deux passages, je crois ne méloigner point de sa pensée quand jose dire, pour définir le vraisemblable, que cest une chose manifestement possible dans la bienséance, et qui nest ni manifestement vraie ni manifestement fausse. On en peut faire deux divisions, lune en vraisemblable général et particulier, lautre en ordinaire et extraordinaire. Le vraisemblable général est ce que peut faire et quil est à propos que fasse un roi, un général darmée, un amant, un ambitieux, etc. Le particulier est ce qua pu ou dû faire Alexandre, César, Alcibiade, compatible avec ce que lhistoire nous apprend de ses actions. Ainsi tout ce qui choque lhistoire sort de cette vraisemblance, parce quil est manifestement faux; et il nest pas vraisemblable que César, après la bataille de Pharsale, se soit remis en bonne intelligence avec Pompée, ou Auguste avec Antoine après celle dActium, bien quà parler en termes généraux il soit vraisemblable que, dans une guerre civile, après une grande bataille, les chefs des partis contraires se réconcilient, principalement lorsquils sont généreux lun et lautre. Cette fausseté manifeste, qui détruit la vraisemblance, se peut rencontrer même dans les pièces qui sont toutes dinvention. On ny peut falsifier lhistoire, puisquelle ny a aucune part; mais il y a des circonstances, des temps et des lieux qui peuvent convaincre un auteur de fausseté quand il prend mal ses mesures. Si jintroduisais un roi de France ou dEspagne sous un nom imaginaire, et que je choisisse pour le temps de mon action un siècle dont lhistoire eût marqué les véritables rois de ces deux royaumes, la fausseté serait toute visible; et cen serait une encore plus palpable si je plaçais Rome à deux lieues de Paris, afin quon pût y aller et revenir en un même jour. Il y a des choses sur qui le poète na jamais aucun droit. Il peut prendre quelque licence sur lhistoire, en tant quelle regarde les actions des particuliers, comme celle de César ou dAuguste, et leur attribuer des actions quils nont pas faites, ou les faire arriver dune autre manière quils ne les ont faites; mais il ne peut pas renverser la chronologie pour faire vivre Alexandre du temps de César, et moins encore changer la situation des lieux, ou les noms des royaumes, des provinces, des villes, des montagnes, et des fleuves remarquables. La raison est que ces provinces, ces montagnes, ces rivières, sont des choses permanentes. Ce que nous savons de leur situation était dès le commencement du monde; nous devons présumer quil ny a point eu de changement, à moins que lhistoire le marque; et la géographie nous en apprend tous les noms anciens et modernes. Ainsi un homme serait ridicule dimaginer que du temps dAbraham Paris fût au pied des Alpes, ou que la Seine traversât lEspagne, et de mêler de pareilles grotesques dans une pièce dinvention. Mais lhistoire est des choses qui passent, et qui succédant les unes aux autres, nont que chacune un moment pour leur durée, dont il en échappe beaucoup à la connaissance de ceux qui lécrivent. Aussi nen peut-on montrer aucune qui contienne tout ce qui sest passé dans les lieux dont elle parle, ni tout ce quont fait ceux dont elle décrit la vie. Je nen excepte pas même les Commentaires de César, qui écrivait sa propre histoire, et devait la savoir tout entière. Nous savons quels pays arrosaient le Rhône et la Seine avant quil vînt dans les Gaules; mais nous ne savons que fort peu de chose, et peut-être rien du tout, de ce qui sy est passé avant sa venue. Ainsi nous pouvons bien y placer des actions que nous feignons arrivées avant ce temps-là, mais non pas, sous ce prétexte de fiction poétique et déloignement des temps, y changer la distance naturelle dun lieu à lautre. Cest de cette façon que Barclay en a usé dans son Argenis, où il ne nomme aucune ville ni fleuve de Sicile, ni de nos provinces, que par des noms véritables, bien que ceux de toutes les personnes quil y met sur le tapis soient entièrement de son invention aussi bien que leurs actions. Aristote semble plus indulgent sur cet article, puisquil trouve le poète excusable quand il pèche contre un autre art que le sien, comme contre la médecine ou contre lastrologie. A quoi je réponds quil ne lexcuse que sous cette condition quil arrive par là au but de son art, auquel il naurait pu arriver autrement; encore avoue-t-il quil pèche en ce cas, et quil est meilleur de ne pécher point du tout. Pour moi, sil faut recevoir cette excuse, je ferais distinction entre les arts quil peut ignorer sans honte, parce quil lui arrive rarement des occasions den parler sur son théâtre, tels que sont la médecine et lastrologie, que je viens de nommer, et les arts sans la connaissance desquels, ou en tout ou en partie, il ne saurait établir de justesse dans aucune pièce, tels que sont la géographie et la chronologie. Comme il ne saurait représenter aucune action sans la placer en quelque lieu et en quelque temps, il est inexcusable sil fait paraître de lignorance dans le choix de ce lieu et de ce temps où il la place. Je viens à lautre division du vraisemblable en ordinaire et extraordinaire: lordinaire est une action qui arrive plus souvent, ou du moins aussi souvent que sa contraire; lextraordinaire est une action qui arrive, à la vérité, moins souvent que sa contraire, mais qui ne laisse pas davoir sa possibilité assez aisée pour naller point jusquau miracle, ni jusquà ces événements singuliers qui servent de matière aux tragédies sanglantes par lappui quils ont de lhistoire ou de lopinion commune, et qui ne se peuvent tirer en exemple que pour les épisodes de la pièce dont ils font le corps, parce quils ne sont pas croyables à moins que davoir cet appui. Aristote donne deux idées ou exemples généraux de ce vraisemblable extraordinaire: lun dun homme subtil et adroit qui se trouve trompé par un moins subtil que lui; lautre dun faible qui se bat contre un plus fort que lui et en demeure victorieux, ce qui surtout ne manque jamais à être bien reçu quand la cause du plus simple ou du plus faible est la plus équitable. Il semble alors que la justice du ciel ait présidé au succès, qui trouve dailleurs une croyance dautant plus facile quil répond aux souhaits de lauditoire, qui sintéresse toujours pour ceux dont le procédé est le meilleur. Ainsi la victoire du Cid contre le Comte se trouverait dans la vraisemblance extraordinaire, quand elle ne serait pas vraie. Il est vraisemblable, dit notre docteur, que beaucoup de choses arrivent contre le vraisemblable; et puisquil avoue par là que ces effets extraordinaires arrivent contre la vraisemblance, jaimerais mieux les nommer simplement croyables, et les ranger sous le nécessaire, attendu quon ne sen doit jamais servir sans nécessité. On peut mobjecter que le même philosophe dit quau regard de la poésie on doit préférer limpossible croyable au possible incroyable, et conclure de là que jai peu de raison dexiger du vraisemblable, par la définition que jen ai faite, quil soit manifestement possible pour être croyable, puisque selon Aristote il y a des choses impossibles qui sont croyables. Pour résoudre cette difficulté, et trouver de quelle nature est cet impossible croyable dont il ne donne aucun exemple, je réponds quil y a des choses impossibles en elles-mêmes qui paraissent aisément possibles, et par conséquent croyables, quand on les envisage dune autre manière. Telles sont toutes celles où nous falsifions lhistoire. Il est impossible quelles soient passées comme nous les représentons, puisquelles se sont passées autrement, et quil nest pas au pouvoir de Dieu même de rien changer au passé; mais elles paraissent manifestement possibles quand elles sont dans la vraisemblance générale, pourvu quon les regarde détachées de lhistoire, et quon veuille oublier pour quelque temps ce quelle dit de contraire à ce que nous inventons. Tout ce qui se passe dans Nicomède est impossible, puisque lhistoire porte quil fit mourir son père sans le voir, et que ses frères du second lit étaient en otage à Rome lorsquil sempara du royaume. Tout ce qui arrive dans Héraclius ne lest pas moins, puisquil nétait pas fils de Maurice, et que bien loin de passer pour celui de Phocas et être nourri comme tel chez ce tyran, il vint fondre sur lui à force ouverte des bords de lAfrique, dont il était gouverneur, et ne le vit peut-être jamais. On ne prend point néanmoins pour incroyables les incidents de ces deux tragédies; et ceux qui savent le désaveu quen fait lhistoire la mettent aisément à quartier pour se plaire à leur représentation, parce quils sont dans la vraisemblance générale, bien quils manquent de la particulière. Tout ce que la fable nous dit de ses Dieux et de ses métamorphoses est encore impossible, et ne laisse pas dêtre croyable par lopinion commune, et par cette vieille traditive qui nous a accoutumés à en ouïr parler. Nous avons droit dinventer même sur ce modèle, et de joindre des incidents également impossibles à ceux que ces anciennes erreurs nous prêtent. Lauditeur nest point trompé de son attente, quand le titre du poème le prépare à ny voir rien que dimpossible en effet: il y trouve tout croyable; et cette première supposition faite quil est des Dieux, et quils prennent intérêt et font commerce avec les hommes, à quoi il vient tout résolu, il na aucune difficulté à se persuader du reste. Après avoir tâché déclaircir ce que cest que le vraisemblable, il est temps que je hasarde une définition du nécessaire dont Aristote parle tant, et qui seul nous peut autoriser à changer lhistoire et à nous écarter de la vraisemblance. Je dis donc que le nécessaire, en ce qui regarde la poésie, nest autre chose que le besoin du poète pour arriver à son but ou pour y faire arriver ses acteurs. Cette définition a son fondement sur les diverses acceptions du mot grec ***, qui ne signifie pas toujours ce qui est absolument nécessaire, mais aussi quelquefois ce qui est seulement utile à parvenir à quelque chose. Le but des acteurs est divers, selon les divers desseins que la variété des sujets leur donne. Un amant a celui de posséder sa maîtresse; un ambitieux, de semparer dune couronne; un homme offensé, de se venger; et ainsi des autres. Les choses quils ont besoin de faire pour y arriver constituent ce nécessaire, quil faut préférer au vraisemblable, ou pour parler plus juste, quil faut ajouter au vraisemblable dans la liaison des actions, et leur dépendance lune de lautre. Je pense mêtre déjà assez expliqué là-dessus; je nen dirai pas davantage. Le but du poète est de plaire selon les règles de son art. Pour plaire, il a besoin quelquefois de rehausser léclat des belles actions et dexténuer lhorreur des funestes. Ce sont des nécessités dembellissement où il peut bien choquer la vraisemblance particulière par quelque altération de lhistoire, mais non pas se dispenser de la générale, que rarement, et pour des choses qui soient de la dernière beauté, et si brillantes, quelles éblouissent. Surtout il ne doit jamais les pousser au-delà de la vraisemblance extraordinaire, parce que ces ornements quil ajoute de son invention ne sont pas dune nécessité absolue, et quil fait mieux de sen passer tout à fait que den parer son poème contre toute sorte de vraisemblance. Pour plaire selon les règles de son art, il a besoin de renfermer son action dans lunité de jour et de lieu; et comme cela est dune nécessité absolue et indispensable, il lui est beaucoup plus permis sur ces deux articles que sur celui des embellissements. Il est si malaisé quil se rencontre dans lhistoire ni dans limagination des hommes quantité de ces événements illustres et dignes de la tragédie, dont les délibérations et leurs effets puissent arriver en un même lieu et en un même jour, sans faire un peu de violence à lordre commun des choses, que je ne puis croire cette sorte de violence tout à fait condamnable, pourvu quelle naille pas jusquà limpossible. Il est de beaux sujets où on ne la peut éviter; et un auteur scrupuleux se priverait dune belle occasion de gloire, et le public de beaucoup de satisfaction, sil nosait senhardir à les mettre sur le théâtre, de peur de se voir forcé à les faire aller plus vite que la vraisemblance ne le permet. Je lui donnerais en ce cas un conseil que peut-être il trouverait salutaire: cest de ne marquer aucun temps préfix dans son poème, ni aucun lieu déterminé où il pose ses acteurs. Limagination de lauditeur aurait plus de liberté de se laisser aller au courant de laction, si elle nétait point fixée par ces marques; et il pourrait ne sapercevoir pas de cette précipitation, si elles ne len faisaient souvenir, et ny appliquaient son esprit malgré lui. Je me suis toujours repenti davoir fait dire au Roi, dans le Cid, quil voulait que Rodrigue se délassât une heure ou deux après la défaite des Maures avant que de combattre don Sanche: je lavais fait pour montrer que la pièce était dans les vingt-quatre heures; et cela na servi quà avertir les spectateurs de la contrainte avec laquelle je ly ai réduite. Si javais fait résoudre ce combat sans en désigner lheure, peut-être ny aurait-on pas pris garde. Je ne pense pas que dans la comédie le poète ait cette liberté de presser son action, par la nécessité de la réduire dans lunité de jour. Aristote veut que toutes les actions quil y fait entrer soient vraisemblables, et najoute point ce mot: ou nécessaires, comme pour la tragédie. Aussi la différence est assez grande entre les actions de lune et celles de lautre. Celles de la comédie partent de personnes communes, et ne consistent quen intriques damour et en fourberies, qui se développent si aisément en un jour, quassez souvent, chez Plaute et chez Térence, le temps de leur durée excède à peine celui de leur représentation; mais dans la tragédie les affaires publiques sont mêlées dordinaire avec les intérêts particuliers des personnes illustres quon y fait paraître; il y entre des batailles, des prises de villes, de grands périls, des révolutions dÉtats; et tout cela va malaisément avec la promptitude que la règle nous oblige de donner à ce qui se passe sur la scène. Si vous me demandez jusquoù peut sétendre cette liberté qua le poète daller contre la vérité et contre la vraisemblance, par la considération du besoin quil en a, jaurai de la peine à vous faire une réponse précise. Jai fait voir quil y a des choses sur qui nous navons aucun droit; et pour celles où ce privilège peut avoir lieu, il doit être plus ou moins resserré, selon que les sujets sont plus ou moins connus. Il métait beaucoup moins permis dans Horace et dans Pompée, dont les histoires ne sont ignorées de personne, que dans Rodogune et dans Nicomède, dont peu de gens savaient les noms avant que je les eusse mis sur le théâtre. La seule mesure quon y peut prendre, cest que tout ce quon y ajoute à lhistoire, et tous les changements quon y apporte, ne soient jamais plus incroyables que ce quon en conserve dans le même poème. Cest ainsi quil faut entendre ce vers dHorace touchant les fictions dornement: Ficta voluptatis causa sint proxima veris, et non pas en porter la signification jusquà celles qui peuvent trouver quelque exemple dans lhistoire ou dans la fable, hors du sujet quon traite. Le même Horace décide la question, autant quon la peut décider, par cet autre vers avec lequel je finis ce discours: ... Dabiturque licentia sumpta pudenter. Servons-nous-en donc avec retenue, mais sans scrupule; et sil se peut, ne nous en servons point du tout: il vaut mieux navoir point besoin de grâce que den recevoir.
Je tiens donc, et je lai déjà dit, que lunité daction consiste, dans la comédie, en lunité dintrique, ou dobstacle aux desseins des principaux acteurs, et en lunité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit quil en sorte. Ce nest pas que je prétende quon ne puisse admettre plusieurs périls dans lune, et plusieurs intriques ou obstacles dans lautre, pourvu que de lun on tombe nécessairement dans lautre; car alors la sortie du premier péril ne rend point laction complète, puisquelle en attire un second; et léclaircissement dun intrique ne met point les acteurs en repos, puisquil les embarrasse dans un nouveau. Ma mémoire ne me fournit point dexemples anciens de cette multiplicité de périls attachés lun à lautre qui ne détruit point lunité daction; mais jen ai marqué la duplicité indépendante pour un défaut dans Horace et dans Théodore, dont il nest point besoin que le premier tue sa soeur au sortir de sa victoire, ni que lautre soffre au martyre après avoir échappé la prostitution; et je me trompe fort si la mort de Polyxène et celle dAstyanax, dans la Troade de Sénèque, ne font la même irrégularité. En second lieu, ce mot dunité daction ne veut pas dire que la tragédie nen doive faire voir quune sur le théâtre. Celle que le poète choisit pour son sujet doit avoir un commencement, un milieu et une fin; et ces trois parties non seulement sont autant dactions qui aboutissent à la principale, mais en outre chacune delles en peut contenir plusieurs avec la même subordination. Il ny doit avoir quune action complète, qui laisse lesprit de lauditeur dans le calme; mais elle ne peut le devenir que par plusieurs autres imparfaites, qui lui servent dacheminements, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. Cest ce quil faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre laction continue. Il nest pas besoin quon sache précisément tout ce que font les acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni même quils agissent lorsquils ne paraissent point sur le théâtre; mais il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui le suit. Si vous me demandiez ce que fait Cléopâtre dans Rodogune, depuis quelle a quitté ses deux fils au second acte jusquà ce quelle rejoigne Antiochus au quatrième, je serais bien empêché à vous le dire, et je ne crois pas être obligé à en rendre compte; mais la fin de ce second prépare à voir un effort de lamitié des deux frères pour régner, et dérober Rodogune à la haine envenimée de leur mère. On en voit leffet dans le troisième, dont la fin prépare encore à voir un autre effort dAntiochus pour regagner ces deux ennemies lune après lautre, et à ce que fait Séleucus dans le quatrième, qui oblige cette mère dénaturée à résoudre et faire attendre ce quelle tâche dexécuter au cinquième. Dans le Menteur, tout lintervalle du troisième au quatrième vraisemblablement se consume à dormir par tous les acteurs; leur repos nempêche pas toutefois la continuité daction entre ces deux actes, parce que ce troisième nen a point de complète. Dorante le finit par le dessein de chercher des moyens de regagner lesprit de Lucrèce; et dès le commencement de lautre il se présente pour tâcher de parler à quelquun de ses gens, et prendre loccasion de lentretenir elle-même si elle se montre. Quand je dis quil nest pas besoin de rendre compte de ce que font les acteurs cependant quils noccupent point la scène, je nentends pas dire quil ne soit quelquefois fort à propos de le rendre, mais seulement quon ny est pas obligé, et quil nen faut prendre le soin que quand ce qui sest fait derrière le théâtre sert à lintelligence de ce qui se doit faire devant les spectateurs. Ainsi je ne dis rien de ce qua fait Cléopâtre depuis le second acte jusques au quatrième, parce que durant tout ce temps-là elle a pu ne rien faire dimportant pour laction principale que je prépare; mais je fais connaître, dès le premier vers du cinquième, quelle a employé tout lintervalle dentre ces deux derniers à tuer Séleucus, parce que cette mort fait une partie de laction. Cest ce qui me donne lieu de remarquer que le poète nest pas tenu dexposer à la vue toutes les actions particulières qui amènent à la principale: il doit choisir celles qui lui sont les plus avantageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par léclat et la véhémence des passions quelles produisent, soit par quelque autre agrément qui leur soit attaché, et cacher les autres derrière la scène, pour les faire connaître au spectateur, ou par une narration, ou par quelque autre adresse de lart; surtout il doit se souvenir que les unes et les autres doivent avoir une telle liaison ensemble, que les dernières soient produites par celles qui les précèdent, et que toutes aient leur source dans la protase que doit fermer le premier acte. Cette règle, que jai établie dès le premier Discours, bien quelle soit nouvelle et contre lusage des anciens, a son fondement sur deux passages dAristote. En voici le premier: Il y a grande différence, dit-il, entre les événements qui viennent les uns après les autres, et ceux qui viennent les uns à cause des autres. Les Maures viennent dans le Cid après la mort du Comte, et non pas à cause de la mort du Comte; et le pêcheur vient dans Don Sanche après quon soupçonne Carlos dêtre le prince dAragon, et non pas à cause quon len soupçonne; ainsi tous les deux sont condamnables. Le second passage est encore plus formel, et porte en termes exprès, que tout ce qui se passe dans la tragédie doit arriver nécessairement ou vraisemblablement de ce qui la précédé. La liaison des scènes qui unit toutes les actions particulières de chaque acte lune avec lautre, et dont jai parlé en lexamen de la Suivante, est un grand ornement dans un poème, et qui sert beaucoup à former une continuité daction par la continuité de la représentation; mais enfin ce nest quun ornement et non pas une règle. Les anciens ne sy sont pas toujours assujettis, bien que la plupart de leurs actes ne soient chargés que de deux ou trois scènes; ce qui la rendait bien plus facile pour eux que pour nous, qui leur en donnons quelquefois jusquà neuf ou dix. Je ne rapporterai que deux exemples du mépris quils en ont fait: lun est de Sophocle dans lAjax, dont le monologue, avant que de se tuer, na aucune liaison avec la scène qui le précède, ni avec celle qui le suit; lautre est du troisième acte de lEunuque de Térence, où celle dAntiphon seul na aucune communication avec Chrémès et Pythias, qui sortent du théâtre quand il y entre. Les savants de notre siècle, qui les ont pris pour modèles dans les tragédies quils nous ont laissées, ont encore plus négligé cette liaison queux; et il ne faut que jeter loeil sur celles de Buchanan, de Grotius et de Heinsius, dont jai parlé dans lexamen de Polyeucte, pour en demeurer daccord. Nous y avons tellement accoutumé nos spectateurs, quils ne sauraient plus voir une scène détachée sans la marquer pour un défaut: loeil et loreille même sen scandalisent avant que lesprit y ait pu faire de réflexion. Le quatrième acte de Cinna demeure au-dessous des autres par ce manquement; et ce qui nétait point une règle autrefois lest devenu maintenant par lassiduité de la pratique. Jai parlé de trois sortes de liaisons dans cet examen de la Suivante: jai montré aversion pour celles de bruit, indulgence pour celles de vue, estime pour celles de présence et de discours; et dans ces dernières jai confondu deux choses qui méritent dêtre séparées. Celles qui sont de présence et de discours ensemble ont sans doute toute lexcellence dont elles sont capables; mais il en est de discours sans présence, et de présence sans discours, qui ne sont pas dans le même degré. Un acteur qui parle à un autre dun lieu caché, sans se montrer, fait une liaison de discours sans présence, qui ne laisse pas dêtre fort bonne; mais cela arrive fort rarement. Un homme qui demeure sur le théâtre, seulement pour entendre ce que diront ceux quil y voit entrer, fait une liaison de présence sans discours, qui souvent a mauvaise grâce, et tombe dans une affectation mendiée, plutôt pour remplir ce nouvel usage qui passe en précepte, que pour aucun besoin quen puisse avoir le sujet. Ainsi dans le troisième acte de Pompée, Achorée, après avoir rendu compte à Charmion de la réception que César a faite au Roi quand il lui a présenté la tête de ce héros, demeure sur le théâtre, où il voit venir lun et lautre, seulement pour entendre ce quils diront, et le rapporter à Cléopâtre. Ammon fait la même chose au quatrième dAndromède, en faveur de Phinée, qui se retire à la vue du Roi et de toute sa cour, quil voit arriver. Ces personnages qui deviennent muets lient assez mal les scènes, où ils ont si peu de part quils ny sont comptés pour rien. Autre chose est quand ils se tiennent cachés pour sinstruire de quelque secret dimportance par le moyen de ceux qui parlent, et qui croient nêtre entendus de personne; car alors lintérêt quils ont à ce qui se dit, joint à une curiosité raisonnable dapprendre ce quils ne peuvent savoir dailleurs, leur donne grande part en laction malgré leur silence; mais, en ces deux exemples, Ammon et Achorée mêlent une présence si froide aux scènes quils écoutent, quà ne rien déguiser, quelque couleur que je leur donne pour leur servir de prétexte, ils ne sarrêtent que pour les lier avec celles qui les précèdent, tant lune et lautre pièce sen peut aisément passer. Bien que laction du poème dramatique doive avoir son unité, il y faut considérer deux parties: le noeud et le dénouement. Le noeud est composé, selon Aristote, en partie de ce qui sest passé hors du théâtre avant le commencement de laction quon y décrit et en partie de ce qui sy passe; le reste appartient au dénouement. Le changement dune fortune en lautre fait la séparation de ces deux parties. Tout ce qui le précède est de la première; et ce changement avec ce qui le suit regarde lautre. Le noeud dépend entièrement du choix et de limagination industrieuse du poète; et lon ny peut donner de règle, sinon quil y doit ranger toutes choses selon le vraisemblable ou le nécessaire, dont jai parlé dans le second Discours; à quoi jajoute un conseil, de sembarrasser le moins quil lui est possible de choses arrivées avant laction qui se représente. Ces narrations importunent dordinaire, parce quelles ne sont pas attendues, et quelles gênent lesprit de lauditeur, qui est obligé de charger sa mémoire de ce qui sest fait dix ou douze ans auparavant, pour comprendre ce quil voit représenter; mais celles qui se font des choses qui arrivent et se passent derrière le théâtre, depuis laction commencée, font toujours un meilleur effet, parce quelles sont attendues avec quelque curiosité, et font partie de cette action qui se représente. Une des raisons qui donne tant dillustres suffrages à Cinna pour le mettre au-dessus de ce que jai fait, cest quil ny a aucune narration du passé, celle quil fait de sa conspiration à Emilie étant plutôt un ornement qui chatouille lesprit des spectateurs quune instruction nécessaire de particularités quils doivent savoir et imprimer dans leur mémoire pour lintelligence de la suite. Emilie leur fait assez connaître dans les deux premières scènes quil conspirait contre Auguste en sa faveur; et quand Cinna lui dirait tout simplement que les conjurés sont prêts au lendemain, il avancerait autant pour laction que par les cent vers quil emploie à lui rendre compte, et de ce quil leur a dit, et de la manière dont ils lont reçu. Il y a des intriques qui commencent dès la naissance du héros, comme celui dHéraclius; mais ces grands efforts dimagination en demandent un extraordinaire à lattention du spectateur, et lempêchent souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations, tant ils le fatiguent. Dans le dénouement je trouve deux choses à éviter, le simple changement de volonté, et la machine. Il ny a pas grand artifice à finir un poème, quand celui qui a fait obstacle aux desseins des premiers acteurs, durant quatre actes, en désiste au cinquième, sans aucun événement notable qui ly oblige: jen ai parlé au premier Discours, et ny ajouterai rien ici. La machine na pas plus dadresse quand elle ne sert quà faire descendre un Dieu pour accommoder toutes choses, sur le point que les acteurs ne savent plus comment les terminer. Cest ainsi quApollon agit dans lOreste: ce prince et son ami Pylade, accusés par Tyndare et Ménélas de la mort de Clytemnestre, et condamnés à leur poursuite, se saisissent dHélène et dHermione: ils tuent ou croient tuer la première, et menacent den faire autant de lautre, si on ne révoque larrêt prononcé contre eux. Pour apaiser ces troubles, Euripide ne cherche point dautre finesse que de faire descendre Apollon du ciel, qui dautorité absolue ordonne quOreste épouse Hermione, et Pylade Electre; et de peur que la mort dHélène ny servît dobstacle, ny ayant pas dapparence quHermione épousât Oreste qui venait de tuer sa mère, il leur apprend quelle nest pas morte, et quil la dérobée à leurs coups, et enlevée au ciel dans linstant quils pensaient la tuer. Cette sorte de machine est entièrement hors de propos, nayant aucun fondement sur le reste de la pièce, et fait un dénouement vicieux. Mais je trouve un peu de rigueur au sentiment dAristote, qui met en même rang le char dont Médée se sert pour senfuir de Corinthe après la vengeance quelle a prise de Créon. Il me semble que cen est un assez grand fondement que de lavoir faite magicienne, et den avoir rapporté dans le poème des actions autant au-dessus des forces de la nature que celle-là. Après ce quelle a fait pour Jason à Colchos, après quelle a rajeuni son père Eson depuis son retour, après quelle a attaché des feux invisibles au présent quelle a fait à Créuse, ce char volant nest point hors de la vraisemblance; et ce poème na point besoin dautre préparation pour cet effet extraordinaire. Sénèque lui en donne une par ce vers, que Médée dit à sa nourrice: Tuum quoque ipsa corpus hinc mecum aveham; et moi, par celui-ci quelle dit à Egée: Je vous suivrai demain par un chemin nouveau. Ainsi la condamnation dEuripide, qui ne sy est servi daucune précaution, peut être juste, et ne retomber ni sur Sénèque, ni sur moi; et je nai point besoin de contredire Aristote pour me justifier sur cet article. De laction je passe aux actes, qui en doivent contenir chacun une portion, mais non pas si égale quon nen réserve plus pour le dernier que pour les autres, et quon nen puisse moins donner au premier quaux autres. On peut même ne faire autre chose dans ce premier que peindre les moeurs des personnages, et marquer à quel point ils en sont de lhistoire quon va représenter. Aristote nen prescrit point le nombre; Horace le borne à cinq; et bien quil défende dy en mettre moins, les Espagnols sopiniâtrent à larrêter à trois, et les Italiens souvent la même chose. Les Grecs les distinguaient par le chant du choeur, et comme je trouve lieu de croire quen quelques-uns de leurs poèmes ils le faisaient chanter plus de quatre fois, je ne voudrais pas répondre quils ne les poussassent jamais au-delà de cinq. Cette manière de les distinguer était plus incommode que la nôtre; car ou lon prêtait attention à ce que chantait le choeur, ou lon ny en prêtait point: si lon y en prêtait, lesprit de lauditeur était trop tendu, et navait aucun moment pour se délasser; si lon ny en prêtait point, son attention était trop dissipée par la longueur du chant, et lorsquun autre acte commençait, il avait besoin dun effort de mémoire pour rappeler en son imagination ce quil avait déjà vu, et en quel point laction était demeurée. Nos violons nont aucune de ces deux incommodités: lesprit de lauditeur se relâche durant quils jouent, et réfléchit même sur ce quil a vu, pour le louer ou le blâmer, suivant quil lui a plu ou déplu; et le peu quon les laisse jouer lui en laisse les idées si récentes, que quand les acteurs reviennent, il na point besoin de se faire deffort pour rappeler et renouer son attention. Le nombre des scènes dans chaque acte ne reçoit aucune règle; mais comme tout lacte doit avoir une certaine quantité de vers qui proportionne sa durée à celle des autres, on y peut mettre plus ou moins de scènes, selon quelles sont plus ou moins longues, pour employer le temps que tout lacte ensemble doit consumer. Il faut, sil se peut, y rendre raison de lentrée et de la sortie de chaque acteur; surtout pour la sortie je tiens cette règle indispensable, et il ny a rien de si mauvaise grâce quun acteur qui se retire du théâtre seulement parce quil na plus de vers à dire. Je ne serais pas si rigoureux pour les entrées. Lauditeur attend lacteur; et bien que le théâtre représente la chambre ou le cabinet de celui qui parle, il ne peut toutefois sy montrer quil ne vienne de derrière la tapisserie, et il nest pas toujours aisé de rendre raison de ce quil vient de faire en ville avant que de rentrer chez lui, puisque même quelquefois il est vraisemblable quil nen est pas sorti. Je nai vu personne se scandaliser de voir Emilie commencer Cinna sans dire pourquoi elle vient dans sa chambre: elle est présumée y être avant que la pièce commence, et ce nest que la nécessité de la représentation qui la fait sortir de derrière le théâtre pour y venir. Ainsi je dispenserais volontiers de cette rigueur toutes les premières scènes de chaque acte, mais non pas les autres, parce quun acteur occupant une fois le théâtre, aucun ny doit entrer qui nait sujet de parler à lui, ou du moins qui nait lieu de prendre loccasion quand elle soffre. Surtout lorsquun acteur entre deux fois dans un acte, soit dans la comédie, soit dans la tragédie, il doit absolument ou faire juger quil reviendra bientôt quand il sort la première fois, comme Horace dans le second acte et Julie dans le troisième de la même pièce, ou donner raison en rentrant pourquoi il revient sitôt. Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle et capable de plaire sans le secours des comédiens, et hors de la représentation. Pour faciliter ce plaisir au lecteur, il ne faut non plus gêner son esprit que celui du spectateur, parce que leffort quil est obligé de se faire pour la concevoir et se la représenter lui-même dans son esprit diminue la satisfaction quil en doit recevoir. Ainsi je serais davis que le poète prît grand soin de marquer à la marge les menues actions qui ne méritent pas quil en charge ses vers, et qui leur ôteraient même quelque chose de leur dignité, sil se ravalait à les exprimer. Le comédien y supplée aisément sur le théâtre; mais sur le livre on serait assez souvent réduit à deviner, et quelquefois même on pourrait deviner mal, à moins que dêtre instruit par là de ces petites choses. Javoue que ce nest pas lusage des anciens; mais il faut mavouer aussi que faute de lavoir pratiqué, ils nous laissent beaucoup dobscurités dans leurs poèmes, quil ny a que les maîtres de lart qui puissent développer; encore ne sais-je sils en viennent à bout toutes les fois quils se limaginent. Si nous nous assujettissions à suivre entièrement leur méthode, il ne faudrait mettre aucune distinction dactes ni de scènes, non plus que les Grecs. Ce manque est souvent cause que je ne sais combien il y a dactes dans leurs pièces, ni si à la fin dun acte un acteur se retire pour laisser chanter le choeur, ou sil demeure sans action cependant quil chante, parce que ni eux ni leurs interprètes nont daigné nous en donner un mot davis à la marge. Nous avons encore une autre raison particulière de ne pas négliger ce petit secours comme ils ont fait: cest que limpression met nos pièces entre les mains des comédiens qui courent les provinces, que nous ne pouvons avertir que par là de ce quils ont à faire, et qui feraient détranges contretemps, si nous ne leur aidions par ces notes. Ils se trouveraient bien embarrassés au cinquième acte des pièces qui finissent heureusement, et où nous rassemblons tous les acteurs sur notre théâtre; ce que ne faisaient pas les anciens: ils diraient souvent à lun ce qui sadresse à lautre, principalement quand il faut que le même acteur parle à trois ou quatre lun après lautre. Quand il y a quelque commandement à faire à loreille, comme celui de Cléopâtre à Laonice pour lui aller querir du poison, il faudrait un a parte pour lexprimer en vers, si lon se voulait passer de ces avis en marge; et lun me semble beaucoup plus insupportable que les autres, qui nous donnent le vrai et unique moyen de faire, suivant le sentiment dAristote, que la tragédie soit aussi belle à la lecture quà la représentation, en rendant facile à limagination du lecteur tout ce que le théâtre présente à la vue des spectateurs. La règle de lunité de jour a son fondement sur ce mot dAristote, que la tragédie doit renfermer la durée de son action dans un tour du soleil, ou tâcher de ne le passer pas de beaucoup. Ces paroles donnent lieu à cette dispute fameuse, si elles doivent être entendues dun jour naturel de vingt-quatre heures, ou dun jour artificiel de douze: ce sont deux opinions dont chacune a des partisans considérables; et pour moi, je trouve quil y a des sujets si malaisés à renfermer en si peu de temps, que non seulement je leur accorderais les vingt-quatre heures entières, mais je me servirais même de la licence que donne ce philosophe de les excéder un peu, et les pousserais sans scrupule jusquà trente. Nous avons une maxime en droit quil faut élargir la faveur, et restreindre les rigueurs, odia restringenda, favores ampliandi; et je trouve quun auteur est assez gêné par cette contrainte, qui a forcé quelques-uns de nos anciens daller jusquà limpossible. Euripide, dans les Suppliantes, fait partir Thésée dAthènes avec une armée, donner une bataille devant les murs de Thèbes, qui en étaient éloignés de douze ou quinze lieues, et revenir victorieux en lacte suivant; et depuis quil est parti jusquà larrivée du messager qui vient faire le récit de sa victoire, Ethra et le choeur nont que trente-six vers à dire. Cest assez bien employé un temps si court. Eschyle fait revenir Agamemnon de Troie avec une vitesse encore toute autre. Il était demeuré daccord avec Clytemnestre sa femme que sitôt que cette ville serait prise, il le lui ferait savoir par des flambeaux disposés de montagne en montagne, dont le second sallumerait incontinent à la vue du premier, le troisième à la vue du second, et ainsi du reste; et par ce moyen elle devait apprendre cette grande nouvelle dès la même nuit. Cependant à peine la-t-elle apprise par ces flambeaux allumés, quAgamemnon arrive, dont il faut que le navire, quoique battu dune tempête, si jai bonne mémoire, ait été aussi vite, que loeil à découvrir ces lumières. Le Cid et Pompée, où les actions sont un peu précipitées, sont bien éloignés de cette licence; et sils forcent la vraisemblance commune en quelque chose, du moins ils ne vont point jusquà de telles impossibilités. Beaucoup déclament contre cette règle, quils nomment tyrannique, et auraient raison, si elle nétait fondée que sur lautorité dAristote; mais ce qui la doit faire accepter, cest la raison naturelle qui lui sert dappui. Le poème dramatique est une imitation, ou pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes; et il est hors de doute que les portraits sont dautant plus excellents quils ressemblent mieux à loriginal. La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si laction quelle représente nen demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze, ni aux vingt-quatre heures; mais resserrons laction du poème dans la moindre durée quil nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite. Ne donnons, sil se peut, à lune que les deux heures que lautre remplit. Je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, et peut-être quelles suffiraient pour Cinna. Si nous ne pouvons la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre, six, dix, mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre, de peur de tomber dans le dérèglement, et de réduire tellement le portrait en petit, quil nait plus ses dimensions proportionnées, et ne soit quimperfection. Surtout je voudrais laisser cette durée à limagination des auditeurs, et ne déterminer jamais le temps quelle emporte, si le sujet nen avait besoin, principalement quand la vraisemblance y est un peu forcée comme au Cid, parce qualors cela ne sert quà les avertir de cette précipitation. Lors même que rien nest violenté dans un poème par la nécessité dobéir à cette règle, quest-il besoin de marquer à louverture du théâtre que le soleil se lève, quil est midi au troisième acte, et quil se couche à la fin du dernier? Cest une affectation qui ne fait quimportuner; il suffit détablir la possibilité de la chose dans le temps où on la renferme, et quon le puisse trouver aisément, si on y veut prendre garde, sans y appliquer lesprit malgré soi. Dans les actions même qui nont point plus de durée que la représentation, cela serait de mauvaise grâce si lon marquait dacte en acte quil sest passé une demi-heure de lun à lautre. Je répète ce que jai dit ailleurs, que quand nous prenons un temps plus long, comme de dix heures, je voudrais que les huit quil faut perdre se consumassent dans les intervalles des actes, et que chacun deux neût en son particulier que ce que la représentation en consume, principalement lorsquil y a liaison de scènes perpétuelle; car cette liaison ne souffre point de vide entre deux scènes. Jestime toutefois que le cinquième, par un privilège particulier, a quelque droit de presser un peu le temps, en sorte que la part de laction quil représente en tienne davantage quil nen faut pour sa représentation. La raison en est que le spectateur est alors dans limpatience de voir la fin, et que quand elle dépend dacteurs qui sont sortis du théâtre, tout lentretien quon donne à ceux qui y demeurent en attendant de leurs nouvelles ne fait que languir, et semble demeurer sans action. Il est hors de doute que depuis que Phocas est sorti au cinquième dHéraclius jusquà ce quAmyntas vienne raconter sa mort, il faut plus de temps pour ce qui se fait derrière le théâtre que pour le récit des vers quHéraclius, Martian et Pulchérie emploient à plaindre leur malheur. Prusias et Flaminius, dans celui de Nicomède, nont pas tout le loisir dont ils auraient besoin pour se rejoindre sur la mer, consulter ensemble, et revenir à la défense de la Reine; et le Cid nen a pas assez pour se battre contre don Sanche durant lentretien de lInfante avec Léonor et de Chimène avec Elvire. Je lai bien vu, et nai point fait de scrupule de cette précipitation, dont peut-être on trouverait plusieurs exemples chez les anciens; mais ma paresse, dont jai déjà parlé, me fera contenter de celui-ci, qui est de Térence dans lAndrienne. Simon y fait entrer Pamphile son fils chez Glycère, pour en faire sortir le vieillard Criton, et séclaircir avec lui de la naissance de sa maîtresse, qui se trouve fille de Chrémès. Pamphile y entre, parle à Criton, le prie de le servir, revient avec lui; et durant cette entrée, cette prière, et cette sortie, Simon et Chrémès, qui demeurent sur le théâtre, ne disent que chacun un vers, qui ne saurait donner tout au plus à Pamphile que le loisir de demander où est Criton, et non pas de parler à lui, et lui dire les raisons qui le doivent porter à découvrir en sa faveur ce quil sait de la naissance de cette inconnue. Quand la fin de laction dépend dacteurs qui nont point quitté le théâtre, et ne font point attendre de leurs nouvelles, comme dans Cinna et dans Rodogune, le cinquième acte na point besoin de ce privilège, parce qualors toute laction est en vue; ce qui narrive pas quand il sen passe une partie derrière le théâtre depuis quil est commencé. Les autres actes ne méritent point la même grâce. Sil ne sy trouve pas assez de temps pour y faire rentrer un acteur qui en est sorti, ou pour faire savoir ce quil a fait depuis cette sortie, on peut attendre à en rendre compte en lacte suivant; et le violon, qui les distingue lun de lautre, en peut consumer autant quil en est besoin; mais dans le cinquième, il ny a point de remise: lattention est épuisée, et il faut finir. Je ne puis oublier que, bien quil nous faille réduire toute laction tragique en un jour, cela nempêche pas que la tragédie ne fasse connaître par narration, ou par quelque autre manière plus artificieuse, ce qua fait son héros en plusieurs années, puisquil y en a dont le noeud consiste en lobscurité de sa naissance quil faut éclaircir, comme Oedipe. Je ne répéterai point que, moins on se charge dactions passées, plus on a lauditeur propice par le peu de gêne quon lui donne, en lui rendant toutes les choses présentes, sans demander aucune réflexion à sa mémoire que pour ce quil a vu; mais je ne puis oublier que cest un grand ornement pour un poème que le choix dun jour illustre et attendu depuis quelque temps. Il ne sen présente pas toujours des occasions; et dans tout ce que jai fait jusquici, vous nen trouverez de cette nature que quatre: celui dHorace, où deux peuples devaient décider de leur empire par une bataille; celui de Rodogune, dAndromède, et de Don Sanche. Dans Rodogune, cest un jour choisi par deux souverains pour leffet dun traité de paix entre leurs couronnes ennemies, pour une entière réconciliation de deux rivales par un mariage, et pour léclaircissement dun secret de plus de vingt ans, touchant le droit daînesse entre deux princes gémeaux dont dépend le royaume, et le succès de leur amour. Celui dAndromède et de Don Sanche ne sont pas de moindre considération; mais comme je le viens de dire, les occasions ne sen offrent pas souvent; et dans le reste de mes ouvrages, je nai pu choisir des jours remarquables que par ce que le hasard y fait arriver, et non pas par lemploi où lordre public les ait destinés de longue main. Quant à lunité de lieu, je nen trouve aucun précepte ni dans Aristote ni dans Horace. Cest ce qui porte quelques-uns à croire que la règle ne sen est établie quen conséquence de lunité du jour, et à se persuader ensuite quon le peut étendre jusques où un homme peut aller et revenir en vingt-quatre heures. Cette opinion est un peu licencieuse; et si lon faisait aller un acteur en poste, les deux côtés du théâtre pourraient représenter Paris et Rouen. Je souhaiterais, pour ne point gêner du tout le spectateur, que ce quon fait représenter devant lui en deux heures se pût passer en effet en deux heures, et que ce quon lui fait voir sur un théâtre qui ne change point, pût sarrêter dans une chambre ou dans une salle, suivant le choix quon en aurait fait; mais souvent cela est si malaisé, pour ne pas dire impossible, quil faut de nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu, comme pour le temps. Je lai fait voir exact dans Horace, dans Polyeucte et dans Pompée; mais il faut pour cela ou nintroduire quune femme, comme dans Polyeucte, ou que les deux quon introduit aient tant damitié lune pour lautre, et des intérêts si conjoints, quelles puissent être toujours ensemble, comme dans lHorace, ou quil leur puisse arriver comme dans Pompée, où lempressement de la curiosité naturelle fait sortir de leurs appartements Cléopâtre au second acte, et Cornélie au cinquième, pour aller jusque dans la grande salle du palais du Roi au-devant des nouvelles quelles attendent. Il nen va pas de même dans Rodogune: Cléopâtre et elle ont des intérêts trop divers pour expliquer leurs plus secrètes pensées en même lieu. Je pourrais en dire ce que jai dit de Cinna, où en général tout se passe dans Rome, et en particulier moitié dans le cabinet dAuguste, et moitié chez Emilie. Suivant cet ordre, le premier acte de cette tragédie serait dans lantichambre de Rodogune, le second dans la chambre de Cléopâtre, le troisième dans celle de Rodogune; mais si le quatrième peut commencer chez cette princesse, il ny peut achever, et ce que Cléopâtre y dit à ses deux fils lun après lautre y serait mal placé. Le cinquième a besoin dune salle daudience où un grand peuple puisse être présent. La même chose se rencontre dans Héraclius. Le premier acte serait fort bien dans le cabinet de Phocas, et le second chez Léontine; mais si le troisième commence chez Pulchérie, il ny peut achever, et il est hors dapparence que Phocas délibère dans lappartement de cette princesse de la perte de son frère. Nos anciens, qui faisaient parler leurs rois en place publique, donnaient assez aisément lunité rigoureuse de lieu à leurs tragédies. Sophocle toutefois ne la pas observée dans son Ajax, qui sort du théâtre afin de trouver un lieu écarté pour se tuer, et sy tue à la vue du peuple; ce qui fait juger aisément que celui où il se tue nest pas le même que celui doù on la vu sortir, puisquil nen est sorti que pour en choisir un autre. Nous ne prenons pas la même liberté de tirer les rois et les princesses de leurs appartements; et comme souvent la différence et lopposition des intérêts de ceux qui sont logés dans le même palais ne souffrent pas quils fassent leurs confidences et ouvrent leurs secrets en même chambre, il nous faut chercher quelque autre accommodement pour lunité de lieu, si nous la voulons conserver dans tous nos poèmes: autrement il faudrait prononcer contre beaucoup de ceux que nous voyons réussir avec éclat. Je tiens donc quil faut chercher cette unité exacte autant quil est possible; mais comme elle ne saccommode pas avec toute sorte de sujets, jaccorderais très volontiers que ce quon ferait passer en une seule ville aurait lunité de lieu. Ce nest pas que je voulusse que le théâtre représentât cette ville tout entière, cela serait un peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux particuliers enfermés dans lenclos de ses murailles. Ainsi la scène de Cinna ne sort point de Rome, et est tantôt lappartement dAuguste dans son palais, et tantôt la maison dEmilie. Le Menteur a les Tuileries et la place Royale dans Paris, et la Suite fait voir la prison et le logis de Mélisse dans Lyon. Le Cid multiplie encore davantage les lieux particuliers sans quitter Séville; et, comme la liaison de scènes ny est pas gardée, le théâtre, dès le premier acte, est la maison de Chimène, lappartement de lInfante dans le palais du Roi, et la place publique; le second y ajoute la chambre du Roi; et sans doute il y a quelque excès dans cette licence. Pour rectifier en quelque façon cette duplicité de lieu quand elle est inévitable, je voudrais quon fît deux choses: lune, que jamais on ne changeât dans le même acte, mais seulement de lun à lautre, comme il se fait dans les trois premiers de Cinna; lautre, que ces deux lieux neussent point besoin de diverses décorations, et quaucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome, Lyon, Constantinople, etc. Cela aiderait à tromper lauditeur, qui ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux, ne sen apercevrait pas, à moins dune réflexion malicieuse et critique, dont il y en a peu qui soient capables, la plupart sattachant avec chaleur à laction quils voient représenter. Le plaisir quils y prennent est cause quils nen veulent pas chercher le peu de justesse pour sen dégoûter; et ils ne le reconnaissent que par force, quand il est trop visible, comme dans le Menteur et la Suite, où les différentes décorations font reconnaître cette duplicité de lieu, malgré quon en ait. Mais comme les personnes qui ont des intérêts opposés ne peuvent pas vraisemblablement expliquer leurs secrets en même place, et quils sont quelquefois introduits dans le même acte avec liaison de scènes qui emporte nécessairement cette unité, il faut trouver un moyen qui la rende compatible avec cette contradiction quy forme la vraisemblance rigoureuse, et voir comment pourra subsister le quatrième acte de Rodogune, et le troisième dHéraclius, où jai déjà marqué cette répugnance du côté des deux personnes ennemies qui parlent en lun et en lautre. Les jurisconsultes admettent des fictions de droit; et je voudrais, à leur exemple, introduire des fictions de théâtre, pour établir un lieu théâtral qui ne serait ni lappartement de Cléopâtre, ni celui de Rodogune dans la pièce qui porte ce titre, ni celui de Phocas, de Léontine, ou de Pulchérie, dans Héraclius; mais une salle sur laquelle ouvrent ces divers appartements, à qui jattribuerais deux privilèges: lun, que chacun de ceux qui y parleraient fût présumé y parler avec le même secret que sil était dans sa chambre; lautre, quau lieu que dans lordre commun il est quelquefois de la bienséance que ceux qui occupent le théâtre aillent trouver ceux qui sont dans leur cabinet pour parler à eux, ceux-ci pussent les venir trouver sur le théâtre, sans choquer cette bienséance, afin de conserver lunité de lieu et la liaison des scènes. Ainsi Rodogune dans le premier acte vient trouver Laonice, quelle devrait mander pour parler à elle; et dans le quatrième Cléopâtre vient trouver Antiochus au même lieu où il vient de fléchir Rodogune, bien que, dans lexacte vraisemblance, ce prince devrait aller chercher sa mère dans son cabinet, puisquelle hait trop cette princesse pour venir parler à lui dans son appartement, où la première scène fixerait le reste de cet acte, si lon napportait ce tempérament dont jai parlé, à la rigoureuse unité de lieu. Beaucoup de mes pièces en manqueront si lon ne veut point admettre cette modération, dont je me contenterai toujours à lavenir, quand je ne pourrai satisfaire à la dernière rigueur de la règle. Je nai pu y en réduire que trois: Horace, Polyeucte et Pompée. Si je me donne trop dindulgence dans les autres, jen aurai encore davantage pour ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur la scène avec quelque apparence de régularité. Il est facile aux spéculatifs dêtre sévères; mais sils voulaient donner dix ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôt quils auraient reconnu par lexpérience quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. Quoi quil en soit, voilà mes opinions, ou si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de lart; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agréments modernes. Je ne doute point quil ne soit aisé den trouver de meilleurs moyens, et je serai tout prêt de les suivre lorsquon les aura mis en pratique aussi heureusement quon y a vu les miens. |